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Dénoncez-vous les uns les autres, Benoît Duteurtre (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 10 Juin 2022. , dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Fayard

Dénoncez-vous les uns les autres, Benoît Duteurtre, février 2022, 198 pages, 18 € Edition: Fayard

Politique de Benoît Duteurtre

Le bel avantage des romans de Benoît Duteurtre, de Tout doit disparaître et Gaieté parisienne (Gallimard, 1992 et 1996) au Retour du Général (Fayard, 2010), comme d’ailleurs de ses chroniques intempestives, de Polémiques aux Dents de la maire, souffrances d’un piéton de Paris (Fayard, 2013 et 2020), c’est qu’ils sont courts, légers, souvent cocasses. Superficiels ? Si l’on veut. Duteurtre, né en 1960, observe notre époque, s’en moque et nous invite à la distance, à la réflexion. Il ne l’analyse pas. Il ne la vitupère pas non plus. Il ne se complaît pas dans sa médiocrité. Le cynisme houellebecquien est absent de ses récits. Il ne l’aime pas, cette époque. Ou il aime ne pas l’aimer. Elle est de toute manière, on le sait, fort peu aimable.

Dénoncez-vous les uns les autres est une sotie. Les gens sérieux diront une dystopie. Duteurtre choisit certains des travers les plus alarmants de l’Occident post-moderne et les exacerbe comme on irrite une plaie. Mais il le fait avec drôlerie, sans lourdeur, sans surplomb moral facile. Aussi aucun de ses personnages n’est-il ridicule ou détestable. Un courant les a emportés, auquel ils tentent de résister ou auquel ils s’abandonnent.

Sur Rimbaud à New York de David Wojnarowicz (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Jeudi, 02 Juin 2022. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Arts

 

Considérez ceci comme dit par un personnage de roman :

Pourquoi l’œuvre de David Wojnarowicz me touche-t-elle tant ? Pourquoi, depuis sa découverte vers ma vingtième année grâce à un texte de Félix Guattari, a-t-elle tellement compté pour moi ? Pour être sincère, cette œuvre ne me touche que par la bande, non par son ensemble. Ou l’ensemble (ce qui me touche le moins, ce qui me reste plus lointain et dont je ne parlerai pas ici) reçoit sa lumière de la partie qui m’émeut.

La série photographique en noir et blanc Rimbaud à New York a été conçue et réalisée à la fin des années 70. Wojnarowicz avait vingt-quatre ans. La relation de Wojnarowicz à Rimbaud est forte, évidente pour moi, sans doute ancienne. Elle renvoie à un rapport particulier à l’art, à la littérature – à une marginalité essentielle. Un siècle et un océan les séparent. Sans doute, la marginalité de Rimbaud et celle de Wojnarowicz ne se recoupent pas.

Sur L’insouciance de Philippe Mezescaze (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 22 Avril 2022. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Du Corps océan (Vermont, 1977) à Deux garçons (Mercure de France, 2014), de L’impureté d’Irène (Arléa, 1987) aux Jours voyous (Mercure de France, 2021), Philippe Mezescaze, né en 1952, a construit une œuvre attachante et précise. Comme chez Modiano, on y entend, de livre en livre, une voix, une « petite musique », et si cette musique ne surprend pas toujours, si elle répète parfois les mêmes motifs, reparcourt les mêmes chemins, elle finit, au bout de quelques pages, par séduire à nouveau.

Il y a une sorte de fidélité proustienne chez Mezescaze : c’est lui-même (sa jeunesse, ses rencontres amicales et amoureuses, etc.) qui constitue la matière de ses récits, le plus souvent. Par l’écriture, par le travail têtu de la mémoire, dans une anamnèse poétique, ce passé revit, se réassemble, et une période de l’histoire, une façon d’exister, une relation courtoise aux choses et aux êtres se redessinent. Sans doute est-ce là tout ce qu’il nous reste face à la succession des désastres, à l’obscurcissement de l’horizon : nous souvenir de ce que nous fûmes – de nos désirs et des désirs que nous avons suscités. En garder la trace ; en fixer, en rééprouver par les mots le trouble – et l’on pensera ici à Constantin Cavafy, à Sandro Penna dont Mezescaze, par plusieurs aspects, est proche : « Forse la giovinezza è solo questo / perenne amare i sensi e non pentirsi » (1).

Pour Jean Sénac encore, « poète algérien de graphie française » (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 04 Mars 2022. , dans La Une CED, Les Chroniques

« Ta lyre et ta toison,

Tes dents où je pirogue,

Tes cuisses où l’avenir s’écrit en jeux poignants »

Jean Sénac, Lauriers du figuier, 1970

 

Les hasards de rangements dans une bibliothèque nous ont incité à prendre connaissance, avec un retard inexcusable, du numéro ou plutôt du demi-numéro de la revue Europe (1) consacré à Jean Sénac.

Il est toujours heureux que l’on parle de Sénac ; qu’on l’étudie (rendons hommage à Hamid Nacer-Khodja, disparu en 2016, disciple fidèle et postfacier des Œuvres poétiques aux éditions Actes-Sud) ; qu’on réfléchisse aux enjeux non seulement littéraires mais politiques de son parcours. Sénac, né en 1926 à Béni-Saf près d’Oran, est mort en 1973 à Alger (2). Cela fera bientôt cinquante ans. On peut redouter, hélas, que cet anniversaire passe assez inaperçu.

Sur Le Réseau de Lautréamont de Kevin Saliou (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Jeudi, 20 Janvier 2022. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Classiques Garnier

Le Réseau de Lautréamont, Kevin Saliou, Classiques Garnier

 

Le Réseau de Lautréamont qu’ont publié les Classiques Garnier cet automne est le deuxième volume de la thèse que Kevin Saliou a consacrée à l’auteur longtemps mystérieux des Chants de Maldoror. Autant le dire tout de suite, la lecture en est passionnante : il est rare qu’un essai érudit, rigoureux, qui semblerait réservé aux spécialistes, procure le même plaisir qu’un roman policier – et il y a bien en effet comme une démarche d’enquêteur scrupuleux dans ce livre puisque Saliou, comme l’avait fait Étiemble pour Rimbaud en 1952, s’applique à délégitimer certains mythes construits depuis sa mort autour d’Isidore Ducasse et à éclaircir plusieurs énigmes, tout en admettant que les zones d’ombre demeurent importantes.

Les concepts sociologiques de réseau, de champ et de stratégie littéraires, convoqués par Saliou, sont remarquablement opérants en l’occurrence. Saliou commence par résumer ce que l’on connaît de la biographie de Ducasse avant de réunir les informations fournies par les témoins directs de son existence (camarades de lycée, etc.).