Identification

Articles taggés avec: Abraham Patrick

Lettre à Rachid, Histoire tunisoise (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Lundi, 01 Juillet 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

1- Mon cher Ami P.,

J’espère que tu vas bien moi j’y vais bien ! Ici à Tunis-capitale il fait froid car c’est l’hiver. Je travaille beaucoup dans mon restaurant qui marche très bien. Je fais le serveur et je reçois beaucoup de bakchichs. Pas des Tunisiens qui sont trop radins mais des Français ou des Allemands qui m’aiment beaucoup. Je m’ennuie aussi beaucoup de toi toujours et je voudrais te revoir vite. Je t’aime beaucoup et je sais que toi aussi tu m’aimes beaucoup toujours. Alors tu vois. S’il te plaît, reviens vite en Tunisie. On ira à Metlaoui et à Tozeur voir Fawzi et Bilal et après on rentrera en France avec toi. Ici à Tunis-capitale j’ai pas trop d’amis. Comme tu le sais tous mes amis ils sont à Tozeur et à Metlaoui. La mentalité de Tunis-capitale est pas bonne pour moi. Ils courent toujours comme s’ils allaient jamais mourir. Moi je trouve ça con ! En plus on peut jamais savoir si, avec qui on parle, on va pas avoir des problèmes. A Tozeur et à Metlaoui, tous les flics je les connais et ils me connaissent moi, donc pas de problèmes. Ici déjà j’ai eu des problèmes. Alors tu vois. Tu me manques trop et depuis que tu es parti j’ai jamais fait l’amour avec.

Conversation dans un parc sur Constantin Cavafy (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mercredi, 05 Juin 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

« J’aime Cavafy, me dit-il en s’asseyant sur un banc du jardim da Estrela, ce soir venteux d’avril, j’aime Cavafy car je ne me sens jamais autant chez moi quand je le lis et jamais autant, pour mon bonheur, détaché de moi. J’aime Cavafy car il a incarné par excellence ce que j’entends par modernité, ou ce qu’on m’a appris qu’elle était : la banalité minutieuse du quotidien frôlée par l’aile de l’Intemporel. J’aime Cavafy car il a été moderne sans l’avoir vraiment cherché, à rebours de modernités plus voyantes ou plus ostentatoires, n’ayant jamais voulu posséder d’autres moyens que ceux qu’il s’est choisis et qu’il a maitrisés, en vérité, à la perfection. Qu’il m’a procuré de riches rêveries ! Quelle Grèce lumineuse même dans sa chute s’exprime dans ses vers, si différente pourtant de la Grèce académique où mon adolescence (j’ai trente ans de plus que toi, ne l’oublie pas !) s’est ennuyée. Peut-être lui fallait-il cette distance alexandrine, ce provincialisme africain (il a à peine mis les pieds à Athènes, tu le sais) pour s’approprier cette Grèce-là, décentrée et désolennisée, et nous en offrir le profil. Que ses marins et ses sculpteurs, ses garçons de boutique aux poches vides, ses amoureux sans espoir mais sans renoncement à l’espoir, ses éphèbes promis au tombeau, ses monarques menacés et ses empereurs apostats, ses philosophes et ses déclassés (Pierre Herbart est l’autre écrivain majeur du déclassement, comme tu me l’as prouvé) me sont proches !

Les Péniches-restaurants, Histoire levantine (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Jeudi, 02 Mai 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

1) L’homme fut arrêté au commencement de l’émeute. Etait-il ivre et avait-il provoqué les policiers casqués qui avaient bouclé le quartier à l’approche du couvre-feu ? Avait-il oublié ses papiers chez lui ? L’émeute débuta de façon banale. Un groupe de jeunes devant un café. Le patron voulant fermer. Les jeunes, un peu excités sans plus, résistant. La police stationnée à proximité intervenant sans ménagement. D’autres jeunes descendant secourir leurs camarades puis, traînant dans le secteur, les désœuvrés des banlieues pauvres toujours prêts à en découdre avec la flicaille. L’homme était-il un client du café ? Rôdait-il pour une chasse nocturne ? Il habitait un bel appartement dont une terrasse donnait sur le Fleuve. On ne savait pas qui le lui avait loué. Ni même s’il en réglait personnellement le loyer. Le quartier était cher. Hormis ses cours à l’Institut français, l’homme n’avait pas de revenus fixes. On le connaissait bien ou très mal. On se méfiait de lui. Il se prétendait écrivain mais l’enquête prouva qu’il n’avait rien publié bien qu’on découvrît dans son bureau une masse de manuscrits raturés et inutilisables. On disait qu’il avait vécu dans la cave d’un faubourg éloigné avant d’emménager dans son immeuble actuel. Il faisait souvent monter un garçon. Enfin, un ou plusieurs.

Lettre vénitienne sur un poète évanoui (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mercredi, 06 Février 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

1- Mon cher Eric, cette lettre, comme les mélodies de Fauré, sera donc vénitienne. Débarrassons-nous d’abord de l’accessoire : j’ai été fort bien accueilli. Mon éditeur est généreux et il a d’excellents amis. De mon bureau, j’aperçois un petit canal à l’aspect campagnard donnant sur le rio della Sensa. Il est d’un calme parfait et aucun bruit agressif ne me dérange. Avec les brouillards matinaux, je pourrais presque me croire au dix-huitième siècle. Mes hôtes font preuve d’une discrétion exemplaire. Nous ne nous croisons qu’aux heures des repas et la componction teintée d’ironie de ces moments-là, après m’avoir décontenancé, maintenant me ravit : dîner en grande tenue dans une pièce éclairée aux chandelles avec sur les murs des tableaux noircis qui nous toisent m’a un peu étonné au début, mais j’en ai pris l’habitude. Je me rassure en me disant qu’une fois parti de Venise mes souvenirs s’effilocheront comme les images d’un demi-rêve. Le vieux marquis Fontanesi et sa femme ouvrent à peine la bouche. Je suspecte que ma présence leur a été imposée. Leur petite-fille m’interroge poliment sur ma journée, mes projets, mais c’est par courtoisie ou par devoir qu’elle le fait et tout cela l’indiffère. Son jeune frère est plus intéressant mais il intervient rarement dans nos échanges et avec des attitudes de dédain qui m’exaspèrent. Il doit bientôt retourner à Bologne puisque les vacances universitaires s’achèvent.

La Répétition, Histoire de Kiran (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mercredi, 30 Janvier 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

 

1- Il y revient tous les ans ou plusieurs fois par an. Moins par amour que dans une sorte d’entêtement autiste qui participe de sa présence au monde. Si on lui demandait si ses séjours le rendaient heureux, il dirait que non, probablement. Bien sûr, ce serait un mensonge. Ou une pudeur. S’il était écrivain, il prendrait des notes puis les relirait comme un peintre examine les infimes nuances dans le traitement réitéré d’un même sujet. Mais il n’est pas écrivain. Ni peintre. Quand il attend l’avion qui l’emmènera dans une autre région de l’Inde, il reconnaît qu’il s’est plutôt ennuyé, au fond. Mais l’ennui joue son rôle dans sa relation aux êtres et aux choses. Quand l’avion accélère sur la piste humide, l’image qu’il conserve de ces deux ou trois semaines (les résumant, les justifiant, suscitant des regrets déjà) est celle d’un garçon à l’arrière d’une moto, sous la pluie battante (il importe qu’il y ait de fréquentes averses), n’ayant pas répondu à son sourire.