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Sur Le Funambule de Jean Genet (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 08.10.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Théâtre

Sur Le Funambule de Jean Genet (par Patrick Abraham)

 

Notules

 

Relisant Le Funambule de Jean Genet, je pense à une troupe d’artistes ambulants (acrobates, jongleurs, dresseurs de singes) aperçue au bord d’une route à Gwalior, dans l’Etat du Madhya Pradesh (Inde), tandis que je rentrais d’une après-midi passée dans le fort qui surplombe la ville. Une tradition, m’avait-on dit, voulait que les membres de cette troupe, ou plutôt de la caste à laquelle se rattachait la troupe, se travestissent lorsqu’ils se présentaient au public. Qu’en était-il, ce jour-là ? Ces fillettes, une sorte de jarre posée sur la tête, étaient-elles des garçonnets ? Quel trouble alors en elles, en eux, face à la maigre assistance ? Ou cet échange, si je n’avais pas rêvé ce qu’on m’en avait raconté, parce que banal, leur était indifférent ?

Je pense à un vieil homme dansant tout seul en écoutant Oum Kalthoum dans l’arrière-salle d’un café de Tunis, non loin de la Porte de France, vers 1996. Il avait l’âge qu’aurait eu Abdallah B., puisque c’est pour Abdallah B. que fut écrit Le Funambule.

Au suicide raté de Genet à Domodossola après la mort d’Abdallah B., en 1967 – et aux huit cachets de Nembutal qu’il avalait chaque soir pour dormir ; à l’étonnement des feddayin dans le camp d’Ajloun.

Au pouvoir d’un fil sur un jeune homme et sur un poète ; à ce que sa minceur contient, résume pour eux.

A ce jeune homme se regardant dans un miroir, le matin, se rasant et songeant à ce qu’il sera pour celui qui le conseille et le modèle comme potier son argile s’il tombe, rivé au sol désormais, type ordinaire, charme et singularité perdus.

A l’émoi de la foule : s’il n’y a pas de filet sous le fil, mais le sable de la piste, le bitume de la rue, pourquoi est-elle venue ? Pour la réussite d’un délicat équilibre ou, jalouse, pour une chute plus lente, aussi inéluctable que la nuit tropicale ? Être à la fois cette chute et son spectateur, sévère.

A la manière dont il faut s’habiller pour aller au café, prendre un train, acheter ses poireaux, sortir sa poubelle, me regardant à mon tour dans un miroir avant, audace plus modeste, de me mettre à écrire : doit-on vraiment accepter la crasse, les vêtements avachis, l’allure d’une clocharde pour que la grâce (justaucorps, maquillage et paillettes bien sûr) illumine mieux ? Quelle distance de soi à soi pour mériter l’attente de l’ange ?

A René de Buxeuil et Damia. A un orgue de barbarie. Aux refrains niais, rythmes naïfs. A la magie des cirques de l’enfance.

A cette grâce plus secrète : la courtoisie à l’égard des choses, des outils, des accessoires, amis muets et dociles.

A une main caressant des cheveux, noirs et épais, s’y frayant un chemin ; à des yeux rencontrant des yeux, renouvelant un miracle ; au contact de deux peaux ; à deux spasmes – et à ce qu’il en devient quand la salle est pleine, les lumières éteintes, sauf celles des projecteurs braqués sur le fil et son hôte : qui est chacun pour l’autre ? Qui tremble ? Qui nargue la mort ?

A un théâtre vide dont le propriétaire a fait faillite, beau et triste comme une station balnéaire après la saison ; on m’en a donné les clefs ; les déménageurs vont arriver ; dans une loge, des mégots occupent un cendrier, des taches pâlissent les murs (on a décroché des photos) ; une coiffeuse où ne se reflète que l’absence ; un slip roulé en boule sous le divan – maculé de sperme ?

Au « sexe congestionné » d’un plongeur sur un quai d’Istanbul, juste avant le bond dans le Bosphore.

A la célèbre corde de Bénarès, raidie, sur laquelle s’élève un gamin, toujours plus haut ; il disparaît ; son maître lance un couteau vers le ciel ; bras et jambes du gamin s’écrasent devant moi : complice d’un crime ? Mais l’enfant redescend, intact, rieur, et tape les badauds. Toute trace sanglante s’est effacée. Cette scène, en fus-je le témoin ?

A un « maillot rouge étoilé » : le garçon qui le portait me sourit près d’un village drômois. Puis rigolard il rejoignit ses camarades, reprit son entraînement de trapéziste.

Aux Barricades mystérieuses d’Olivier Larronde. A une prose de Jean Desbordes. A un sonnet de Mallarmé.

A deux veines tailladées.

A un livre de Gilles Sebhan.

A Giacometti.

 

Patrick Abraham


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