Le parlêtre moderne, orphelin d’une langue intime et tendre
Dans cette délicate édification, le langage tient une place prépondérante, en tant qu’il sert de ciment, de variable d’ajustement entre les « parlêtres », de tampon amortisseur pour les désirs inexaucés de l’enfant sommeillant en nous. Son étiolement ne peut être qu’une plaie pour la société. Deux personnages du roman de Krasznahorkai symbolisent l’appauvrissement langagier, illustré par la sloganisation s’appliquant à leur action : Mme Eszter, dont le mot d’ordre « cour balayée, maison rangée » préfigure les contours d’une hygiénocratie et d’une aseptisation des conditions de vie citoyenne. Suite à la razzia barbare, elle influence en sous-main un colonel de l’armée afin de constituer une commission d’enquête chargée d’éclaircir le déroulement des faits, confondre les instigateurs de ce carnage et réprimer sévèrement la horde de hors-la-loi ayant cette nuit-là « épuisé toutes leurs pulsions destructrices ». Cette harpie arriviste entend créer un ordre nouveau fondé sur une discipline inflexible, et aspire, à la faveur de la peur suscitée chez les habitants par les exactions barbares, à un contrôle et un dressage étroits des consciences, induisant implicitement une servilité plus ou moins volontaire de la masse, à l’instar du conditionnement hygiéniste et liberticide corrodant en ce moment même les démocraties et supposé contrer les effets d’un virus sorti de son trou, mais dénotant surtout une nouvelle fois un système malade dans lequel l’humain se précipite sur des expédients artificiels ou chimiques pour compenser une immunité naturelle dégradée par ses propres conditions d’existence.