Au fond, les longues enfilades de quais gris et roides, les lignes droites sans fin des hangars, cassées par les jets verticaux des grues, font du port du Havre la suite imperturbable de la ville... Ou l’inverse, on ne sait plus ; dans un univers d’angles droits tout angle en vaut un autre : 90°. Droites et béton armé. La seule chose qui soit armée ici c’est le béton. Le reste est mou, veule, dans les ventres et dans les têtes. A part « Little Bob Story », pensait François. Il aimait bien LBS, très texan, gras, un peu sale. Le ZZ Top havrais, l’honneur du Havre.
François n’avait pas envie d’être là. Surtout pas au bord de ce bassin glauque et écoeurant, derrière la centrale thermique du port. La fébrilité de tous ces chinois et vietnamiens avait quelque chose d’inhumain, entre névrose et mécanique grotesque. Le pire naissait du contraste entre le sentiment morbide que provoquait la gestuelle et la raison de leur présence ici : ils PECHAIENT ! En pleine nuit, frénétiques, tendus, gris plomb, parfaitement silencieux, ils sortaient de l’eau sale et chaude des turbines de l’usine des poissons brillants et frétillants, seul élément vivant dans ce monde de spectres. A un rythme incroyable. Sans plaisir, sans humour, un par minute, le temps de renvoyer leur fil dans l’eau, silhouettes blafardes dans la lueur des réverbères. Mais ce soir-là, une tension de plus flottait dans l’air.