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Tonnerres de Bresk, Bruno Krebs (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mardi, 29 Avril 2025. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Bandes Dessinées

Tonnerres de Bresk, Bruno Krebs, L’Atelier Contemporain, avril 2025, 832 p. 28 €

« Si tendre enfance, n’en garde évidemment aucune trace. Ma mère m’a conté l’épisode un jour, très naïvement. J’avais six mois, tout au plus. Au pied du manoir où je suis né, il y avait une grève. Avec mon père, on avait pris place dans cette pirogue – capitaine au long cours, mon oncle l’avait ramenée d’Afrique. Ma mère me tenait dans ses bras, quand la pirogue sur une vague esquissant menue embardée, elle m’aurait lâché. À cet âge-là, on ne flotte pas : j’ai plongé comme une pierre. Mon père avait heureusement des réflexes, le bras long et la poigne solide. Il m’a ramené sain et sauf – juste ébahi, me confia ma mère en gloussant. Lui-même n’en a conservé aucun souvenir. Quant à moi, si j’ai toujours à la fois béni, aimé et respecté les vagues, mère si maladroite lui ai toujours voué légitime défiance » (p.161).

Cet extraordinaire livre est au moins trois choses : d’abord (et comme son titre l’indique) c’est un unanime et perpétuel juron. Voilà ce qu’analyse surtout ce qui suit. Mais c’est aussi une immense foire aux revenants, comme on n’en avait jamais visitée ou ne l’avait crue possible. Enfin, c’est une universelle irrésistible déploration, un maelström d’inventives apocalypses – mais qui serait avec cela impeccable et joyeuse caravane de recettes d’existence de justesse (le genre de joie qu’on éprouve à miraculeusement survivre à l’enfer qu’on ne cesse de déclencher !).

Choix de poèmes, James Sacré (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 11 Avril 2025. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Choix de poèmes, James Sacré, Éditions Unes, mars 2025, 128 pages, 10,40 €

 

Avec cette anthologie personnelle, le grand écrivain (né en 1939) que l’on sait se rend utile. Par ce choix chronologique, en effet, sobrement établi (110 pages) dans son œuvre immense, James Sacré fait mieux que nous parler : il se parle publiquement (et nous l’écoutons ainsi directement, nous avons comme part aux « gestes intérieurs d’écriture qui poussent en avant la masse des mots de (ses) poèmes », p.69). Ce serait alors ici le bienvenu autoportrait continué de sa vocation, s’il était assuré d’elle, mais non : si un monde natif l’avait enveloppé autrement (l’étage d’une petite épicerie plutôt qu’une ferme vendéenne – changeant ainsi du tout au tout son « étonnement fondamental »), il aurait été (écrit-il, p.51) un tout autre inspiré, et, peut-être même, tout autre chose qu’inspiré. Et la contingence de sa postérité lui semble bien valoir celle de sa source (« Une ritournelle anodine/ Hé, poème ! qu’elle disait, ho !/ Vaine parole humaine/ Dans l’informe bruit du temps », p.100).

Naissances buissonnières, Martine Lucchesi (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Jeudi, 03 Avril 2025. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Naissances buissonnières, Martine Lucchesi, Editions du Retour, février 2025, 138 pages, 18 €

 

L’auteur, de milieu modeste, a neuf ans, en 1962, quand elle quitte, avec sa mère – dans la débâcle que l’on sait – l’Algérie (son père, partant plus tard, les laissera sans nouvelles dix-huit mois). Elle connaît depuis plusieurs années la guerre urbaine ; a eu, seule entre ses parents dissociés, toutes les terreurs et angoisses que son âge peut y ajouter ; la voici sur un pont de navire (d’Oran à Marseille) ouvrant à un militaire menaçant, à la place de sa mère apeurée, interdite, la malle – qui leur servait de siège – qu’il voulait contrôler, en… se chargeant soudain elle-même de la remise des clés, leur récupération, le retour au calme. Son corps en un instant « désenfanté », elle devient (et restera) – improvisant initiative, sang-froid et responsabilité –, sa propre mère. Elle saura désormais lancer les gestes de ce qui l’attend, et trouver les mots de ce qu’elle voit : elle ne conservera rien de sa première vie (« Egorgé après notre départ d’Algérie, le déménageur chargé d’expédier nos affaires a souvent alimenté mes cauchemars », p.26), et, de sa vie suivante, seulement les livres (qui ont été son passé vierge, sauf, impersonnel, réfractaire à l’Histoire, inexilable).

Sept lettres à un jeune philosophe, Agostinho da Silva (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 26 Mars 2025. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Sept lettres à un jeune philosophe (suivies d’autres documents pour servir à l’étude de José Kertchy Navarro), Agostinho da Silva, Les Éditions Circé, février 2025, trad. portugais, Laurent Cantagrel, 152 pages, 13 €

C’est ici un maître imaginaire (José Kertchy Navarro, l’épistolier des sept missives, n’a jamais existé) qui donne à son jeune disciple des coups bien réels. Ce sont des leçons avisées et brillantes, mais pour l’essentiel (malgré ici ou là les miettes d’une autocritique elle-même cinglante : « Vous savez ce qu’est ma vie, et que je ne pourrais jamais faire plus que de préparer ce que j’aimerais le plus faire… », p.28), railleuses et cruelles. La stratégie pédagogique de maître Navarro est nette : ménager un jeune esprit (ici, un certain Luís Ervide, dont on n’apprendra rien d’utile) serait le plus sûr moyen de lui nuire. Un exemple (tiré de la lettre II) suffira, où sont formulés, plutôt sèchement, le diagnostic, le pronostic et la thérapie, ainsi successivement proposés par le « maître » :

« Et puis, cher ami, je crains que vous n’ayez pas en vous le noyau dur qui vous permettrait de frémir sans vous dissoudre. Je ne sais pas si toutes ces roues sont si solidement attachées à l’axe central que nulle vitesse ne serait capable de les faire voler en éclats. Vous ne le savez pas non plus, vous êtes trop jeune pour le savoir… » (p.37).

Sphère, Didier Ayres (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Lundi, 17 Mars 2025. , dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Sphère, Didier Ayres, La Rumeur Libre, décembre 2024, 128 pages, 18 €

Quand chez un poète on ne comprend pas tout (et c’est le cas ici, comme chez Christian Guez, Raphaële George, Joë Bousquet ou Éric Sautou), on sait que, si l’auteur est honnête et profond (ce qui est aussi le cas ici), sa poésie lui est en tout cas un moyen de mieux se comprendre, et on aime alors l’accompagner dans sa propre ressaisie. Par exemple, si l’on ne saisit rien dans ce recueil qui éclaire ou justifie son titre (« Sphère »), on fait pourtant confiance, on en cherche les raisons avec lui. On y devine un vœu d’invariance, de compacité, d’égale et universelle polarité (sur la surface d’une sphère, tout point a son antipode), de suffisance et complétude. Mais tout cela, bien sûr, dans l’univers des mots : sa sphère de présence est pour l’auteur, comme pour tout être parlant, tout ce qu’il peut atteindre par langage, tout ce qu’il tient personnellement à portée d’énonciation. C’est, si l’on peut dire, sa boule active de sens, singulière (pas d’oranges ou de balles de tennis à empiler ici, il n’y aura qu’une sphère, qu’une seule bulle de monde) et cohérente (pas nécessairement homogène, mais reformant sans cesse son unité – comme si à la fois elle se protégeait du reste – en minimisant sa surface exposée au-dehors et répartissant au mieux sa propre tension – et complétait sa propre substance, comme une vie prend soin d’ajouter d’abord à elle ce qui la renforce, de densifier sa propre liberté, s’efforçant de demeurer contemporaine d’elle-même et soigner l’impulsion de son auto-navigation).