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À l'aube d'un paradis occasionnel, Valéry Molet (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 03.12.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

À l'aube d'un paradis occasionnel, Valéry Molet - Editions Nouvelle Marge, 284 pages, 2025, 22€

À l'aube d'un paradis occasionnel, Valéry Molet (par Marc Wetzel)

 

"Outre le ressentiment qu'Hugues avait pu observer chez ses parents, eux-mêmes militants, outre l'atonie intellectuelle qui circonvenait tout appareillage spirituel, les révolutionnaires étaient dépourvus d'attrait psychologique, c'était même là leur trait dominant. Ils vivaient la vie à plat, sans aucun des obstacles mentaux qui conduisent un homme à édifier des maladies remarquables qu'il chevauchera durant son existence afin d'en rendre supportables les contours" (p.84)

 

L'histoire est simple : un étudiant français (Hugues) débarque dans une université moscovite pendant la Perestroïka, à la fois poussé et repoussé là par ses parents. On saura peu ce qu'on lui y enseigne, comme ce qu'il décide de mettre en œuvre ou ce qui se passe vraiment dans le pays, mais on saura à peu près tout sur ce qu'il pense de la vie, de l'Histoire et de ses camarades de chambrée et de virée, car penser, il sait faire :

Hugues n'existe qu'en se parlant (plutôt doctement) inlassablement à lui-même, comme font d'ailleurs, ses quelques interlocuteurs locaux (Nelson, Auguste, Eudoxie, Vladimir, Eugène - étudiants déjantés comme lui ou singuliers indigènes), qui le bizuthent par un fastidieux (et complotiste avant la lettre) canular, qui s'éventera poussivement après deux ou trois frôlements de tragédie : une ou deux bagarettes de couloir, un projet, en interne, d'assassinat raciste (et confusément induit), un accident de voiture fantôme déduit d'une suspecte hospitalisation, et d'innombrables beuveries de frime, vindicte et oubli.

L'intrigue ici n'est en effet presque rien, et les actions qui en fécondent d'autres sont aussi rares que les moments de sobriété ou d'incorruption accidentellement traversés. Tout le "roman" n'est que prétexte à une extraordinaire (et bavardissime) entre-confession de destins, menée par un auteur toujours virtuose, parfois odieux, souvent génial, qui a quelques redoutables spécialités :

Celle, d'abord, de la caractérisation parfaite des tendances générales de l'humain, des situations-types dans l'exercice des vertus et des vices disponibles, des nœuds d'existence communs et véritables. La langue qui les formule est d'une infaillible justesse. Par exemple, qu'est-ce qu'un timide ? Un "mort d'être vivant" dit la page 116. Qu'est-ce que la lâcheté d'Hugues ? : avant tout, "son manque d'appétit pour ce qui n'était pas lui" (p.162). Que signifie prendre sa retraite ? : "hasarder la finlandisation de sa propre vie" (p.165). L'optimisme ? : "notre capacité à ne pas s'auto-intoxiquer" (p.265). L'ennui ? "L'ennui aussi est une théorie, mais son ganglion se greffe au coeur et le rend scolaire, aveugle tel un tic de gendarme" (p.265). Ou encore : qu'est-ce que recourir à la dérision ? "penser avoir fait une croix sur tout, alors que tout nous écrase en silence" (id.). La familière acuité de l'auteur va jusqu'au rendu des camions de pompiers, des Secours rouges : "ceux qui font pimpon pour l'extérieur et à l'intérieur desquels on entend souvent glouglou ..." (p.276). Comment mieux dire le double régime de tout ce qui, inerte ou vivant, se déplace et devient ?

Le génie de la formulation n'est pas que descriptif, ni mené en extériorité (en balayage socio-historique) : un personnage, ici, vaut l'intensité de son auto-formulation. Hugues (qui est probablement celui que l'auteur ne peut ni se louer ni se défausser d'avoir un jour été) a, partout, la prodigieuse intelligence pour rien de sa pénétration psycho-rhétorique. On saura ainsi, à même la sanie de ses perpétuels et défensifs reculs sur lui-même, tout, absolument tout, de sa paranoïa tactique (p.161), de son solipsisme indiscret (p.191), sa manie classificatoire (p.214), sa paresse surexcitée (p.187), son goût même d'être piégé et devenir sa propre souricière (p.175 et 193), et, avant tout, son maladif discernement, qui le fait bientôt cerné - plutôt que délivré - par ce qu'il comprend : "bientôt, le constat déplorable de son infirmité reprenait le dessus comme un bruit de pas au-dessus de sa tête" (p.171). Et, bien sûr,  - voilà ce qu'il "comprend" justement être foncièrement russe en lui - la juste lassitude de sa propre originalité :

"Les hommes ne demandent que cela à la vie : ne pas dépasser. Dans le cas contraire, la souffrance de ne pas être le mouton de plus, qui revêt parfois les habits trop larges de la singularité assumée, monopolise tellement l'être qu'elle en réduit inévitablement la vigueur. Tous les originaux sont de pauvres bêtes dont le secret espoir, qui meugle atrocement en eux, est de rentrer dans le rang pour souffler. L'apologie de l'originalité respire comme un contresens" (p.170)

On l'a dit : dans ce roman, il ne se passe quasi-rien; mais il se pense quasi-tout, si l'on admet que penser n'est pas seulement former des idées (relier hypothétiquement ceci à cela pour en éclairer nouvellement quelque chose), mais accoupler des avis, croiser sur eux-mêmes des jugements. Juger, c'est estimer sensé, c'est donc confronter l'idée de son âme à l'âme d'une idée, et l'âme moscovite ou russo-soviétique d'alors se prête optimalement au ravalement lyrique que la conscience douloureuse d'Hugues en entreprend. Valéry Molet semble comme physiquement chercher, en mariant de force des idées (ou leur imposant contre-intuitif divorce), l'unité précocement perdue de son âme propre. Il ne juge pas pour mieux se comprendre, mais pour passionnément se reconstituer. Comme la Perestroïka souhaitait rafistoler une révolution agonisante mais toujours en cours, Molet paraît vouloir réparer sa propre (et constamment blessée) radicalité sans devoir l'interrompre: sa mitrailleuse à avis (comme la "mitrailleuse à gifles" de Michaux) vise à abattre tout ce qui, faute d'une foi l'ayant relayée, fait se retourner une intelligence contre elle-même, en tout cas (p.273) "contre ceux qui l'invoquent ou s'en servent".

Bien sûr, l'activité nue et compulsive de juger a son envers, ses relents odieux. Passages déplaisants, alors, (puisque méprisants), mais comme forcés, logiques. On s'en dispenserait (quand on vient d'écrire "La place se vidait peu à peu", à quoi bon ajouter "Elle se dératisait sans bruit", p.197 ?), mais le prix de ce qu'il y a à saisir ne peut pas, lui, s'en passer. Comme : "La seule tolérance qu'il développait encore était pour les femmes, ces petites furtives. Il les avait toujours aimées comme une partie, non de lui-même, mais de ses pensées atroces" (p.132). Ou cet art de la précision fatale : "L'ennui était assidu, tendre comme une mère puante" (p.229). De l'ironique analogie : "Les yeux d'Hughes se tintèrent de cette haine semblable au découragement prolétaire lors d'un pénalty raté" (p.241). Du contempteur constat : "Les malheureux sont si fanés. Ils ont perdu le sens de l'action. Ils forment une sorte de conglomérat des fakirs endormis sur leurs clous" (p.196).

Mais ce qui surprend par-dessus tout, c'est que cet auteur, par ailleurs (parlons franchement) éminemment rusé, cynique (même un jeûne lui serait moment croustillant), élitiste ("Après des siècles de souffrance, les hommes semblaient souffler enfin et, bien sûr, ce n'était pas jojo la plèbe qui se détendait ou jouissait. Néanmoins, il fallait sûrement ce répit pour qu'elle ne devienne pas tout à fait hideuse" ..., p.192), impitoyablement exigeant, est un très talentueux et très émouvant (parce qu'esprit authentiquement inquiet et profond : il faut, écrit-il, "la nonchalance de l'iguane pour ne pas se disloquer" dans la sempiternelle blague anthropologique) poète. Ici, par exemple, dans sa si nette apologie de la saison d'hiver :

"Pour sa part, Hugues avait toujours considéré l'hiver en saison naturelle des êtres. L'hiver ponctionne en effet la part la plus dégradante du superflu qu'autrement les hommes étalent sans sourire d'eux-mêmes. Il y a dans un homme refroidi quelque chose de si vrai que l'attente monomaniaque de la chaleur paraît pure folie. Les civilisations ensoleillées sont à beaucoup d'égards de mièvres méthodes et leur apport est si faible en vrai bonheur qu'on leur adjuge la seule fantaisie de l'intérêt pour ce qu'elles créent. Les hommes ne sont vivables que gelés, renfrognés, à demeure. Dès qu'ils fusionnent avec les trottoirs, ils se domestiquent..." (p.278)

 

Là, dans sa joviale et impitoyable restitution d'un gardien d'immeuble moscovite :

"Le concierge, sorte de cloche avec un visage grêlé et une coloration viande des Grisons, régnait en maître dans le quartier en raison de son absence de scrupules.  Cela ne l'empêchait nullement de commettre des écarts. Ainsi, un soir de grave fiesta, il s'était endormi sur le bitume. Le temps glacial lui avait littéralement fait tomber une oreille qu'un médecin ingénieux avait remplacée par un morceau de caoutchouc fait sur le patron de l'oreille restante et endurante. L'homme aux deux oreilles gauches avait jugé cette maestria médicale on ne peut plus positivement. Il rendait souvent grâce, entre deux jurons et deux délations, à son sauveur imaginatif et dévissait souvent l'objet en question pour plastronner. Hugues le vit s'avancer vers lui pour le contrôle. Vladimir indiqua que, autant l'oreille était artificielle, autant la claudication était native. Ainsi, ce concierge, perdu dans la pampa banlieusarde de Moscou, alliait dans une détonante anticipation le futur et le passé. En effet, le futur était à la transformation biologique de l'espèce humaine, ce que montrait d'abondance l'oreille factice. Le passé était à la non-résolution des handicaps naturels ..." (p.92)

 

D'ailleurs, pourquoi cet exil à l'Est (un Erasmus jouant au bonneteau avec le Rideau de fer) ? On sait ce que Hugues pense de ce qu'il a quitté ("lorqu'il avait atterri à l'aéroport de Moscou en fuyant la France, cette virago remodelée par une salope botoxée ...", p.249) : la France, "pays sans vindicte, avide, triste avec son neutron de grandeur" (p.271), ou, plus précisément, " ce pays de psychopathes piteux, cette fricassée de carriéristes - secrétaire général du Conseil économique social et environnemental, V.M. connaît le milieu -, d'aimables bourgeois pour qui le songe renvoyait au pédiluve" (p.146) et l'on partage ce qu'il comprend des Russes (le "mystérieux malaise qui les rendait mollassons et moqueurs", avec "l'agressivité épisodique annulant les effets de l'indolence" (p.147) et de Moscou, jusqu'au "dilettantisme" de sa neige (formant "plutôt un mille-feuilles de verglas qu'une occasion pour les skieurs d'exercer leur influence sur le monde connu" (p.278). Et l'anonymat, au tout premier rang des servitudes volontaires :

"La terreur muette d'être quelqu'un assombrissait les cerveaux et alourdissait les langues. Le soviétisme avait créé un métier universel : les portefaix de l'insignifiance. Tout en était imprégné. La moquette, le linoléum, les meubles respiraient le dégoût de l'anormalité" (p.80)

Cet émergent "paradis occasionnel" (qui est l'identification réussie de la terreur et de l'ennui), cet Eden d'envie - ou de délationnelle égalité - a son parfait chef-lieu en Moscou, car "aucune ville de Mercure à Pluton n'avait bâti ces favelas en béton et ces châteaux en kraft" (p.129), puisque "l'ennui structurait Moscou. On y était affilié dès le berceau afin d'en percevoir les rares rentes : l'amour du morbide, de la douleur et des crises de foie" (p.186). Et le génie dysfonctionnel de cet auteur (jusqu'au bout, on ignorera ce qu'il pense, mais toujours l'on sent que ce qu'il fait penser bouscule, ou en tout cas nuance, notre ignorance), par ailleurs extraordinaire écrivain (pourquoi son choix de la littérature ? Sa réponse - dangereuse, comme son oeuvre - est qu'elle est, comme la santé, "une aubaine"  (p.249), l'aubaine d'une sorte de santé imaginative, donc à volonté), rejoint logiquement le dysfonctionnement génial de Moscou :

"En Russie, rien n'a jamais fonctionné. C'est le pays le moins administré du monde : il sonne creux. Une maladie d'ordre mental, si possible, est nécessaire pour en apprécier le ton, et les divergences de point de vue ne servent à rien. La Russie est peut-être l'un des rares ensembles humains à ne pas respecter les demi-mesures, à approuver la santé comme un article de foi sans réussir à s'en imprégner, à cumuler toutes les possibilités matérielles et spirituelles en échappant à leur réelle émergence." (p.277)

Un tel constant bonheur d'écriture (qui semble marier Elie Faure et Céline) a, quoi qu'il en soit, son éminente place dans notre malheur général du sens.

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.