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Ainsi parlait Platon - Dits et maximes de vie choisis et traduits du grec ancien par Emmanuel Pasquier (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 20.11.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Anthologie, Les Livres

Ainsi parlait Platon - Dits et maximes de vie choisis et traduits du grec ancien par Emmanuel Pasquier. Édition bilingue, Arfuyen, octobre 2025, 192 pages, 14€

Ainsi parlait Platon - Dits et maximes de vie choisis et traduits du grec ancien par Emmanuel Pasquier (par Marc Wetzel)

 

Socrate prétendait ne rien savoir, mais ajoutait qu'il pouvait faire se contredire ceux qui prétendaient savoir. Et il le pouvait admirablement. Mais où et comment son âme alors pouvait aller chercher tout ça, et quelle réalité de la vérité devait animer chez lui son exigence d'elle, il l'ignorait : Socrate examinait les discours sans disposer d'une théorie de la connaissance, comme il examinait les vies sans autre doctrine morale que son souci de définir les vertus. Il savait seulement contredire l'opinion fausse et la conduite injuste sans savoir comment il y parvenait (pas besoin à la sage-femme de savoir ce qu'est la vie pour faire accoucher d'elle, ni à l'accoucheur des âmes ce qu'est l'esprit). Socrate savait seulement ce qu'il n'était pas : un sophiste. Le sophiste est le professionnel itinérant d'un art de parler qu'il propose d'enseigner ; Socrate est l'amateur sédentaire d'un art de rectifier qu'il aime (gracieusement) proposer. Son incessant bavardage n'est qu'hémorragie salutaire d'une puissance méditative sans répit ni équivalent. Mais il ne parle que pour faire taire le non-sens, et "ne cambriole les discours (des autres) que pour les enrichir" (Martine Lucchesi).

Si la pensée qui se cherche est un obsédant "dialogue silencieux de l'esprit avec lui-même", le dialogue vivant entre esprits fait se montrer au mieux la pensée qui se trouve et se renouvelle. Socrate n'a harcelé Athènes que parce qu'il aimait, physiquement, penser. Tout se passe comme si le disciple très aimant que fut Platon avait souhaité offrir à son maître un considérable lot de dialogues posthumes, lors desquels l'âme de Socrate pourrait se consoler de n'avoir pas trouvé, dans l'au-delà, les interlocuteurs (Homère, Hésiode ...) qu'il partait si volontiers rencontrer. Et la chance (en aval) de Socrate, comme celle (en amont) d'Aristote, fut - si l'élan philosophique repose bien sur l'étonnement - d'avoir en Platon le plus étonnant (et étonnamment étonnant, puisque le logos en était encore au berceau) des penseurs, un génie surhumain (seuls Aristote justement, Augustin, Shakespeare et Leibniz impressionnent peut-être autant), comme Bernard Williams le décrivait bien :

"Il est vain de se demander qui est le plus grand philosophe, pour cette raison qu'il existe de multiples façons différentes de philosopher. Mais on peut bien dire que les principales qualités des grands philosophes sont une intelligence puissante et profonde, une solide culture scientifique, une bonne connaissance des caractères constructeur et destructeur de l'homme dans le domaine politique, une imagination fertile et de grande étendue, une vive répugnance pour le superficiel rassurant, ainsi que, en quelques rares et heureux cas, des dons de grand écrivain ; et si l'on nous demande en qui ces qualités se sont trouvées harmonieusement réunies, alors certainement le nom de Platon nous vient à l'esprit" (Platon, p.80, trad. G.Chaufour, Points-Seuil).

Bien sûr, le principe de cette belle et utile collection (proposer, par très brefs extraits, le parcours chronologique d'une œuvre, pour en tirer ressources de sens et leçons de vie) semble bien jurer avec l'auteur choisi : Platon est l'homme des disputes et relances sans terme, des démonstrations sinueuses, des récits mythiques, des avalanches de nuances - et une armada de secs (sans notes, sans contexte, sans recoupements) fragments paraît ne rien pouvoir en rendre, même si l'évolution de pensée, la magie du grec et la spectaculaire fraîcheur d'une raison nous semblant ainsi comme improviser, sont bien servies par cette formule d'énonciation. Mais voilà : toute occasion de lire Platon est bonne, et particulièrement ici, par présentation et exposition accessibles et sûres.

C'est que Platon, littéralement, a inventé l'Occident, certes pour le pire aussi, c'est vrai, par l'impérialisme (c'est le destin de la connaissance rationnelle d'envahir l'inconnu, de s'étendre souverainement à ce qu'on lui objecte), l'esprit totalitaire (le Principe du Tout entend commander à toutes les hypothèses, sans consentir à dépendre lui-même d'aucune) et le pessimiste masochisme (aucun écrit n'annulera la malédiction de l'écriture, aucun retour des Gardiens dans la Caverne ne pourra abolir celle-ci, et l'auto-critique du Surmoi tourne forcément mal), mais surtout pour le meilleur : l'esprit critique (que veux-tu dire, cher ami, par ton "j'en suis sûr" ?), l'infatigablement questionneur, curieux de tout et de soi, pluralisme (même ce qui ne nous convainc ou convient pas nous intéresse !), l'indéfinité d'horizon (les buts ne sont au mieux que des directions, puisque là où le Soleil se couche, il vient disparaître) et le miracle du raisonnement hypothétique (la vertu est enseignable ... si elle est un savoir ; la beauté est explicable ... si elle est harmonie ; la piété est bonne ... si les dieux sont justes ; la justice est équilibre ... si elle n'est pas l'intérêt du plus fort. Mais est-ce bien le cas ? etc.). À relire ici Platon, par ces innombrables petites touches de pensée, une civilisation se régale d'avoir un fondateur génial, inespérément subtil et fécond, aussi improbable qu'une éponge intelligente (Platon comprend tout ce qui pense, et filtre, de tous les avis qui le traversent, l'or lucide du vrai), et un créateur d'écrits parfaitement ventriloques (qui, au contraire de ce que lui-même craignait, ne sont pas pour leur lecteur comme une peinture inerte, engoncée, mutique et sans à-propos, mais un paysage  naturel de l'esprit vivant, "à son affaire" dans son propre mouvement, semblant se commenter lui-même devant nous, accouchant de plus d'idées qu'il n'en portait). Bonheurs d'un texte, alors, qui à la fois nous cajole et secoue les oreilles, nous humilie et bénit les tempes, avec d'extraordinaires incises et répliques oubliées de nous, comme :

"Ce serait terrible que de refuser d'aider quelqu'un à devenir meilleur" (Lachès, 200e, ici fr.8)

"Nous et les nôtres, qui sommes frères, tous nés d'une même mère, nous ne croyons être ni les esclaves, ni les maîtres les uns des autres. Notre égalité d'origine selon la nature nous contraint à chercher l'égalité selon la loi, et à ne reconnaître d'autre cause de supériorité entre nous que la vertu et l'intelligence" (Ménéxène, 239a, ici fr. 53)

"C'est bien le problème de l'ignorance : c'est que celui qui n'a ni beauté, ni vertu, ni savoir, pense pourtant en être suffisamment pourvu. Car nul n'a coutume de désirer ce dont il ne croit pas manquer" (Le Banquet, 204a, ici le fr.93)

"La vue est le plus subtil des sens du corps, mais les objets de la pensée ne sont pas objets d'une vision. Car ils susciteraient de terrifiants désirs s'ils présentaient à l'œil une claire image de ce qu'ils sont" (Phèdre, 250d, ici fr. 112)

"L'homme libre ne doit rien apprendre en esclave. Les efforts du corps, imposés par la force, contribuent tout de même au développement du corps, mais des connaissances imposées de force à l'âme ne peuvent y demeurer" (La République, VII,536e, ici fr.152)

"Il y a une seule manière de tout soigner en tout être, c'est de fournir à chaque partie les aliments et les mouvements qui lui conviennent. Or, pour la part divine qui est en nous, les mouvements qui lui conviennent sont les pensées et les révolutions de l'univers" (Timée, 90c, ici fr.206)

Demandant, il y a quelques jours, à ma camarade Martine Lucchesi ce qu'elle estimait devoir à Platon, elle me répond ceci : que, par lui, pour la première fois, le langage humain démultiplie la réalité du monde pour que celle-ci le rembourse en monnaie de vérité. Que pour lui, intelligence et beauté vont ensemble, car l'harmonie ne survit qu'en ce qui sait s'accorder avec soi-même, et que réciproquement l'intelligence ne s'éveille qu'à la beauté qui la fonde (c'est précisément parce que l'intelligence est belle - qu'elle a la saine et éclatante fraîcheur de l'harmonie cherchée ! -  qu'on ne doit pas viser à contrôler celle d'autrui). Que chez lui l'âme est à la fois principe de mouvement et sujet de connaissance parce que la science est mouvement de notre connaissance des mouvements du réel, comme la philosophie est connaissance du mouvement réel de la connaissance, mais surtout que le dialogue vivant des âmes est le seul possible mouvement d'entre ré-assurance des sujets pensants devant le silence que l'Intelligibilité même, en cette vie, leur oppose. Platon savait, bien sûr, ajoute-t-elle, que conscience de soi et spéculation intellectuelle, n'étant possibles que par les mots, font craindre de n'être elles-mêmes que leur arrogant effet ou illusoire écume. Le Bien reste donc un mystère, mais certainement il rayonne (rend attirant ce qu'il inspire), il tempère et équilibre (sauve les choses les unes par les autres), enfin il révèle (il instruit de ce qu'il fonde), c'est pourquoi :

"Si nous ne parvenons pas à capturer le Bien par une seule idée, utilisons-en trois : la beauté, la juste proportion, et la vérité" (Philèbe, 65a, fr.216)

 

Ainsi est immense et tendre cette platonicienne philosophie de l'âme et du Bien (l'âme qui n'a d'autre cause qu'elle-même, puisqu'elle a en elle son propre mouvement, et le Bien qui n'a d'autre fin que lui-même, puisqu'il est condition de sauvegarde pour tous les êtres, et ce à quoi doit remonter tout choix qu'il leur faut faire), car elle est l'incarnation même de l'amitié dans le discours : sont en effet amis ceux qui, littéralement, trouvent vie en ce qu'ils sauront se dire. L'amitié est le Bien de la vie des âmes, car elle n'a, elle, d'autre fin que sa cause (la joie d'être qui la déclenche) et d'autre cause que sa fin (l'entre-perfection de l'élévation mutuelle qu'elle vise). Certes, comme l'écrit crûment Bernard Williams, "Platon n'oublie jamais que l'esprit humain est un milieu naturellement très hostile au bien" (in Platon, ibid, p.77), puisque la conscience soi est par principe égocentrée, la liberté - comme contingence voulue - se risque toujours à dérapage, et la raison même, - faite, comme elle est, d'universalité et nécessité logiques - est insensibilité, voire indifférence. Mais, voilà : seuls des esprits peuvent être amis les uns des autres. Emmanuel Pasquier ne se sera donc ni en vain, ni pour son seul profit, fait ici l'ami de Platon.

Enfin cette anthologie fait heureusement voir que le spiritualiste et inflexible Platon est au fond un pragmatique : il connaît, face à lui, les talents de la force, les séductions du désir, les conforts de l'illusion - mais cette "connaissance" même qu'il en a, prouve, par la dignité qu'elle reconnaît à la vérité, la puissance qu'a le seul Idéal de résister aux ordinaires et mortelles facilités. L'esprit qui cherche change l'existence de celui qui l'a cherché !

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.