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Les Chroniques

Nass El Ghiwane, Merveilleux colporteurs des poétiques populaires (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha , le Mercredi, 31 Octobre 2018. , dans Les Chroniques, La Une CED

 

 

Concert de Nass El Ghiwane à Epinay-sur-Seine dans la région parisienne. Je retrouve Omar Sayed avec sa canne d’inépuisable pèlerin, sa gestuelle chaleureuse, sa parole savoureuse, sa pudeur valeureuse. La mémoire partagée se promène dans le backstage comme une ombre. S’interpellent en quelques mots les décennies claires et sombres. Se rappellent le terrain Hofra (le trou), sa fameuse équipe de football et son école franco-musulmane, Derb Moulay Cherif et son cinéma niché dans une misérable bâtisse, les baraques du marché ravagées par des incendies récurrents, les vendeurs à la sauvette pourchassés comme indésirables concurrents. Se convoque le souvenir des fertilisantes pépinières, Dar Chabab (La Maison des Jeunes), ses ateliers de création artistique, et la troupe de théâtre pionnière, Hilal Dahabi (La Lune dorée), les spectacles éphémères dans les terrains vagues, les folles illuminées échappées de la mer, les poètes vagabonds prophétisant les lendemains amers. Des vocations exceptionnelles germinent, en ces lendemains de l’indépendance, dans le terreau des souffrances.

Modiano : entraves et libertés (par Jean-Paul Gavard-Perret)

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret , le Mardi, 30 Octobre 2018. , dans Les Chroniques, La Une CED

 

I

Modiano écrit comme tout auteur réellement conséquent un même livre. Il n’est jamais le même puisque écrit à divers moments si bien que, dans ses profondeurs, la vie psychique du narrateur n’est jamais la même. La nature de son indicible et de son opacité transforment sans cesse des douleurs premières : elles se mêlent à celles de la fuite du temps.

L’imaginaire et la langue fraient avec un vécu non direct mais de transmission altérée dans lequel le récit de chaque histoire, chaque intrigue reste essentiel. Si bien que la recherche formelle n’est jamais autosuffisante, autarcique.

Bref, Modiano c’est du Simenon, du Roger Munier mais en bien mieux. L’auteur se reconnaît dans la facture de ses intrigues plus que dans ces expérimentations souvent gratuites chez ceux qui s’y perdent faute d’inspiration.

Le chant des marées, Watson Charles (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 29 Octobre 2018. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Le chant des marées, Watson Charles, éd. Unicité, mai 2018, 90 pages, 13 €

 

 

J’ai pris le petit recueil de Watson Charles (petit en volume) comme une traversée, un voyage au milieu d’un monde animé par des oppositions. Oui, j’ai lu là une certaine poésie double, double par le mouvement vers les choses réelles, vers l’extérieur, vers la ville, vers le monde, vers autrui, et le retour de ces éléments dans l’intériorité poétique de l’ouvrage. D’ailleurs, je ne rechigne pas à préciser que j’observe souvent dans mes lectures de poésie ce qui est de l’ordre de la coupure, de la blessure intérieure et du caractère inaliénable de ce que provoque en soi cette schize. Ainsi, grâce à cette observation, j’ai décelé dans ces poèmes de Watson Charles une sorte d’apologie de la métamorphose, par exemple quand la ville se transforme en île, ou quand le monde se confond en un bateau naufragé, quand le lointain devient proche, quand l’exil devient une richesse. Et cela avec l’étude presque directe de la fonction du poète dans le monde.

Libres sentences, Jacques Brigaud (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 26 Octobre 2018. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Libres sentences, Jacques Brigaud, France-Libris, 2017, 112 pages, 15 €

« Qui prendrait de l’élan pour foncer dans un mur ? C’est pourtant toute l’histoire de nos vies » (p.97)

 

Depuis sa retraite, il y a presque vingt ans (nous étions collègues de Lycée), peu ou pas de nouvelles de l’ami Jacques ; et je n’en souhaitais pas, même si nous ne vivons qu’à quelques kilomètres : ses « brèves de couloirs », du temps de notre lointaine splendeur professionnelle, m’avaient (par leur constant cynisme, leur virtuose vacharderie) suffi. La drolatique vivacité de ce petit bonhomme élégant et tatillon m’avait (pour toujours, pensais-je) lassé : je ne m’imaginais pas du tout lui rouvrir bras et tempes un jour.

Et voici que ce livre (plus qu’inattendu !) dans ma boîte aux lettres change – presque – tout ! L’homme (à près de 80 ans, semble-t-il) écrit et pense donc ! Jacques est visiblement resté misogyne, misologue (un terme bien philosophique pour dire qu’il raillait la philosophie – « j’étudierai monsieur Kant dans ma prochaine vie » disait-il, sarcastique, à nos élèves communs) –, misanthrope, et homophobe. Ma mémoire peut détailler d’abord ces divers hauts-faits :

Peaux d’écriture (4) Robert Walser et le territoire du crayon (par Nathalie de Courson)

Ecrit par Nathalie de Courson , le Vendredi, 26 Octobre 2018. , dans Les Chroniques, Chroniques régulières, La Une CED

 

Robert Walser donne l’impression de n’avoir jamais mué, d’avoir gardé à volonté son duvet enfantin, et avec lui sa fragilité. Ses textes nous arrivent turbulents et primesautiers comme des oisillons, donnant le tournis à quiconque voudrait les attraper. C’est particulièrement frappant dans Le Territoire du crayon, dont voici un extrait pris au hasard, p.222-223 (1) :

J’aime lire des poèmes, parce que l’esprit de l’auteur concerné s’y reflète de façon immédiate. Savourer un poème prend si délicieusement peu de temps. Voilà déjà qui a beaucoup de valeur. Mais je voulais parler de couvertures de livres, et là, ce sont les souvenirs les plus agréables qui me reviennent. Des tramways filaient dans les rues. J’avais kidnappé ou, en termes plus mesurés, détourné un enfant d’une des poussettes qui nous entouraient, puis ayant mis en sûreté ce trésor, dans tous les sens du terme, je me rendis dans un club où je réussis à terrasser un géant.