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Roman

Kallocaïne, Karin Boye (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Mardi, 14 Janvier 2025. , dans Roman, Les Livres, Critiques, Science-fiction, La Une Livres, Pays nordiques, Folio (Gallimard)

Kallocaïne, Karin Boye, Folio, juin 2024, trad. suédois, Leo Dhayer, 288 pages, 9,40 € Edition: Folio (Gallimard)

 

Publié en Suède en 1940, Kallocaïne a aussitôt été traduit en anglais et a pu ainsi influencer fortement George Orwell pour son propre 1984, même si on se doute que Boye a elle-même été influencée par Le Meilleur des mondes de Huxley. On peut donc de bon droit considérer ce roman comme l’un des chefs-d’œuvre de la dystopie, genre qui surgit à l’époque où les totalitarismes naissaient et s’enracinaient en Europe, et qui connaît toujours un grand succès aujourd’hui.

La société que décrit Boye est basée entièrement sur la surveillance de tous par tous (dans cet ordre d’idée, chaque foyer se voit imposer une « assistante domestique » choisie par l’État), avec une subdivision et un cloisonnement des forces productives (le narrateur, Leo Kall, habite ainsi la « Ville de Chimie n°4 »), et une obligation pour chaque citoyen de prendre part à des exercices militaires au moins quelques soirs par semaine. Les enfants sont des inconnus, l’on se marie sans affection, l’on vit dans des appartements minuscules où les pièces sont modulables, l’on mange des plats peu nourrissants, l’on doit se soumettre à l’auto-critique – bref, l’on vit dans un État totalitaire où le bien-être individuel doit passer après « la sécurité de tous, la sécurité de l’État ».

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine , le Lundi, 13 Janvier 2025. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Verdier

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman, Editions Verdier, septembre 2024, 192 pages, 12 € Edition: Verdier

 

La géographie des souvenirs d’enfance

C’est une évidence que tout un pan de la littérature et non des moindres a partie liée avec les récits d’enfance. N’y-a-t-il pas dans les souvenirs de cette époque-là matière à imaginer, rêver, s’aventurer et finalement à écrire ? L’enfance et ses récits ne se réfugient-ils pas dans un territoire intérieur, si riche en images, d’une encombrante fragilité, vibrantes d’émotions et saturées de sens ? Tout cela semble prêt à resurgir, comme une rivière qui se perd dans des profondeurs et réapparaît plus loin avec force. La géographie nous parle de fausse source mais de vraie résurgence. Et, on doit à Gérard de Nerval cette étonnante formule dans Les Filles du feu, et qui fait comme un écho à cette image géographique : « Inventer, au fond, écrit-il, c’est se ressouvenir ».

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 08 Janvier 2025. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Actes Sud, En Vitrine

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, août 2024, 140 pages, 17,80 € . Ecrivain(s): Jérôme Ferrari

 

La maîtrise élégante et parfaite de la langue, dans une déclinaison impeccable des registres et des tonalités, place d’emblée ce bref roman dans les meilleurs de cette rentrée. Ferrari jubile et nous fait jubiler et, son plaisir évident de trucider, rend sa charge ébouriffante. Car c’est une charge que ce roman, bien au-delà de l’histoire noire qu’elle raconte.

Les objets de cette charge ? Rien moins que le colonialisme, le tourisme et la violence ancestrale des vieilles familles corses.

Dans le cannibalisme colonial, celui qui commence par l’arrivée d’un premier découvreur et continue par le déferlement qui le suit inévitablement, s’inscrit en lettres de sang et de feu le désir du prédateur de conquérir, posséder, exploiter. Le lien vers le symptôme du touriste est inévitable : même soif de jouir d’un lieu, d’en tirer plaisir, de se sentir tout-puissant par l’argent, de saccager enfin lieux et culture sans scrupule.

La farce des Damnés (Auto dos Danados), Antonio Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 12 Décembre 2024. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Langue portugaise, Points, En Vitrine

La farce des Damnés (Auto dos Danados, 1985), Antonio Lobo Antunes, Éditions Points, 1998, trad. portugais, Violante Do Canto, Yves Coleman, 330 pages, 7 € . Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points

 

Roman de la décadence – celle des suppôts de la dictature abattue – La farce des Damnés est en effet une farce burlesque, celle que joue une bourgeoisie lisboète terrorisée par la Révolution des Œillets dans laquelle ils voient le déferlement létal du communisme. La scansion « dentaire » du début du livre – des bouches truffées de dents cariées, de molaires déchaussées, d’abcès gingivaux – est métaphore du pourrissement d’une classe sociale qui a participé à l’oppression salazariste au Portugal et – on connaît le tropisme d’Antonio Lobo Antunes pour cette période – dans ses colonies. Le dentiste blasé qui explore encore et encore les cavités buccales de ses patients est au-delà de tout intérêt pour son métier, son monde, sa vie : il est l’expression ultime d’une caste à l’agonie.

Je nettoyai la cavité que le plastique avait laissée, soignai au mercurochrome les écorchures, les miasmes repoussants de cuisine campagnarde, les caries que la résine et le métal faisaient pourrir entre les dents.

La Part du feu, Norman MacLean (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier , le Mardi, 10 Décembre 2024. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Rivages

La Part du feu, Norman Maclean, Payot & Rivages, mai 2024, trad. anglais (États-Unis) Jean Guiloineau, Laure Jouanneau-Lopez, 396 pages, 23 € . Ecrivain(s): Norman MacLean Edition: Rivages

 

C’est le genre de catastrophe qui n’est la faute de personne : les circonstances forment un enchevêtrement tellement compliqué que toute responsabilité directe est diluée. Le 5 août 1949, un groupe de pompiers-parachutistes (smokejumpers) fut lancé au cœur d’un feu de forêt, dans le ravin de Mann Gulch, État du Montana. Si l’on se rappelle de leur intervention (il suffit de taper Mann Gulch dans un moteur de recherches), c’est parce que quelque chose a très mal tourné.

Ces pompiers avaient été « projetés » à proximité du feu sans disposer d’eau ou de pompes et sans autre solution pour arrêter l’incendie que de creuser des tranchées à coups de pelle et de pioche. Parachutée séparément, la radio s’était écrasée au sol (cette impossibilité de communiquer n’est pas sans évoquer ce qui se produira le 11 septembre 2001 : la police de New York et les pompiers de New York utilisant des fréquences radio distinctes et incompatibles, les pompiers opérant à l’intérieur des tours en savaient moins que les journalistes à l’extérieur).