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Critiques

Lettres à Dominique Rolin (1958-1980), Philippe Sollers

Ecrit par Philippe Chauché , le Mardi, 12 Décembre 2017. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Gallimard, Correspondance

Lettres à Dominique Rolin (1958-1980), novembre 2017, Edition de Frans de Haes, 400 pages, 21 € . Ecrivain(s): Philippe Sollers Edition: Gallimard

 

« Cela vit, s’agite, semble me cerner de toutes parts, moi et ma torpeur. Et par un phénomène intérieur assez fréquent, j’ai l’impression d’être, au-dehors, autre chose que moi-même, qui se mêle au jeu silencieux et mouvant du jardin ; de me perdre et de m’ignorer sans trop de peine. Je suis donc pour finir, un jardin qui t’aime, et rien d’autre : c’est trop fatigant » (Feydeau, lundi 23-24 mars 1959).

Dominique Rolin est la grande aventure romanesque et physique de Philippe Sollers, l’absolue complicité. Cette correspondance (le premier acte, les autres sont annoncés) est le cœur en mouvement de deux écrivains inclassables, un premier acte saisissant de justesse, de vérité et de beauté. Et que l’on ne s’y trompe pas, il faut, pour réussir ce pari inouï, s’accorder au mouvement musical de la vie, la faire sienne, et rejeter dans les ténèbres les compromissions, les mensonges, les petits arrangements littéraires, les peurs et les hontes, et ne garder que le bonheur d’être. Je suis, donc j’écris. Je suis, donc j’aime. Je suis, donc je mets tous mes muscles à l’écoute de ce qui se révèle là sous mes yeux, semble-t-il dire.

L’implacable brutalité du réveil, Pascale Kramer

, le Mardi, 12 Décembre 2017. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Roman, Zoe

L’implacable brutalité du réveil, novembre 2017, 208 pages, 9 € . Ecrivain(s): Pascale Kramer Edition: Zoe

 

Après la naissance de sa fille, Alissa sombre dans une profonde dépression. Silencieuse et invisible, sa détresse demeure incompréhensible pour son entourage : les uns sont empêtrés dans des épreuves bien plus tangibles (divorces ou mutilations de guerre), les autres s’en tiennent aux idées communes relatives à une jeune mère de famille, et, en effet, Alissa n’a-t-elle pas tout pour être une femme comblée ?

Sans le tour de force magistral de Pascale Kramer, sans doute aurait-il fallu être mère, et pour peu mère indigne, pour ressentir l’effroyable renoncement à soi qui s’impose à son héroïne. Seulement voilà, l’écriture est généreuse et fait partager, percevoir sinon presque comprendre le double sentiment de dépossession et d’oppression qui s’empare d’Alissa. Dans la vraie vie comme dans la fiction, la colère sourde ignore la demi-mesure et c’est la raison pour laquelle le lecteur ne s’étonnera guère de l’incongruité des réflexions qui entourent la naissance de sa fille Una : est-il possible que « l’épanouissement puisse naître de cette dépendance, de cette inquiétude sans rémission ni échappatoire », de cette « inguérissable fragilité, avide, perdue, souffreteuse, incompréhensible » ou encore de « cette éternité qui s’annonc[e] sans autre choix possible » ?

Les Vaisseaux frères, Tahmima Anam

Ecrit par Martine L. Petauton , le Lundi, 11 Décembre 2017. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Asie, Roman, Actes Sud

Les Vaisseaux frères, octobre 2017, trad. anglais Bangladesh, Sophie Bastide Foltz, 374 pages, 23 € . Ecrivain(s): Tahmima Anam Edition: Actes Sud

 

Le titre reste énigmatique, plus sûrement métaphorique, jusqu’au bout du livre. Le dessin de la couverture, fin et délié – montrant deux filles à la surface de la mer ou du monde, l’une attrapant un croissant de lune – campe lui aussi dans la boîte interrogation, la meilleure porte, on le sait, pour entrer dans une histoire…

Tahmima Anam est une plume de la plus haute qualité – peut-on oser, « transcontinentale » – qui régulièrement nous embarque dans la modernité, et dans la tradition d’univers occidentaux – anglo-saxons, versant américain ici – regardant et revenant marcher dans ces terres du subcontinent Indien, ici le Bangladesh, dont les vagues si particulières de la civilisation n’ont pas fini d’arroser le monde.

Nous voilà face à des histoires croisées – les beaux tissus indiens, peut-être – depuis cet endroit du monde et cet autre, tiraillées, à n’en pas douter, probablement finies de construire, ou pas loin, au bout d’une route cahotante et douloureuse.

L’oubli que nous serons, Héctor Abad

Ecrit par Nathalie de Courson , le Lundi, 11 Décembre 2017. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Amérique Latine, Roman, Folio (Gallimard)

L’oubli que nous serons, trad. espagnol (Colombie) Albert Bensoussan, 400 pages, 8,30€ . Ecrivain(s): Héctor Abad Edition: Folio (Gallimard)

 

L’année France-Colombie qui s’achève nous a permis de mieux connaître certains artistes et écrivains colombiens de grande valeur, dont Héctor Abad Faciolince, aussi sensible et chaleureux dans son œuvre romanesque que dans son contact avec le public. Le titre énigmatique de son livre autobiographique, L’Oubli que nous serons, provient d’un sonnet de Borges (1) trouvé dans la poche du père de l’auteur après son assassinat en 1987 à Medellín par une milice paramilitaire : « Nous voilà devenus l’oubli que nous serons ». Mais la dédicace du livre à deux amis survivants du père, et l’épigraphe du poète israélien Yehuda Amichaï dissipent un peu la mélancolie de ce titre en affirmant d’emblée la volonté de mémoire qui anime le livre :

Et pour l’amour de la mémoire

je porte sur mon visage le visage de mon père.

Comment construire un livre autour d’un père exceptionnel sans tomber dans la mièvrerie hagiographique ? se demande le narrateur.

Fertilité de l’abîme, Denis Emorine

Ecrit par Patrick Devaux , le Lundi, 11 Décembre 2017. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Poésie, Unicité

Fertilité de l’abîme, 2017, poèmes, 100 pages, 14 € . Ecrivain(s): Denis Emorine Edition: Unicité

 

Parler d’actualité en évoquant, par la même occasion, le passé (notamment en se servant de références historiques), voilà une partie de tout l’art de cet étonnant recueil d’un écrivain confirmé dans presque tous les genres.

L’auteur se sert de sensations universelles mais qui pourraient tout autant être très intimes, personnelles : « Je voudrais garder ta voix Tout contre moi A jamais Pour me réchauffer ».

Ce mélange de passé-présent a quelque chose de chimique, un peu comme on parle de la loi de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée », avec toujours l’Amour en « embuscade » : « Je ne sais quoi dire Pour empêcher la nuit de tomber entre nous ».

Les images fortes transcendent une réalité qui ressemble à du rêve ou… au cauchemar… : « Le sang recouvre le monde Je ne distingue plus rien La glycine est morte ».

Quelque chose d’Apollinaire et des Lettres à Lou dans les mots de ce poète.