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La phrase de monsieur Proust – Histoire dévote (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mardi, 07 Janvier 2020. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

La phrase de monsieur Proust est dense, lente, nombreuse. Elle ressemble au mouvement de ses fines mains dont s’est souvenue Céleste Albaret, à sa conversation dont nous avons tant de témoignages. Mais elle n’a en vérité aucun rapport avec ses mains ou sa conversation : n’écrivent comme ils parlent que les écrivains médiocres – plût au Ciel que nous parlions quelquefois comme nous écrivons. On peut la comparer à une promenade en forêt quand s’ouvrent de nouveaux sentiers ; à une marche sur une crête d’où s’aperçoivent des trouées où le vent plonge. Il arrive qu’on s’y perde. On aurait scrupule à l’interrompre. On ne la comprend pas toujours. On lui demande alors de s’expliquer, de se répéter, ce à quoi elle renâcle, aussi polie soit-elle. Elle est à l’occasion méchante. Elle n’est pas systématiquement gaie. On admire à d’inégales fréquences ses lointains mélancoliques, ses gloussements moqueurs. Comme les maisons de nos vieilles tantes dans nos enfances imaginaires, elle a des entresols et des paliers qui demeureront inexplorés. Il y a des pièces pour y accueillir nos camarades, d’autres pour y boire un tilleul, d’autres encore pour y dormir ou s’y livrer à des amusements réprouvés par la Morale. Ses odeurs de fleurs séchées, de pré humide, de cave, de grenier provincial, d’intérieur d’église, de choses anciennes que l’on n’a pas aérées depuis des mois comblent ou rebutent.

Eloge des voix douces (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Jeudi, 05 Décembre 2019. , dans La Une CED, Ecriture, Création poétique

 

Eloge des voix douces, du chuchotement.

Eloge des chemins du bord des fleuves.

Eloge des pas dans la neige.

Eloge du silence en forêt quand les sentiers bifurquent ou se confondent.

Eloge de la rouille, de la mousse, des palissades lépreuses, des façades ravagées où cent tableaux intriguent.

Eloge d’une route pavée où l’herbe regimbe.

Eloge d’un cimetière à l’abandon près d’une église dont on a égaré les clefs.

Eloge d’un parc dont il faut escalader les grilles.

Eloge des ruines tenaces, des quartiers poussiéreux, des squares blafards.

La Tentation du trajet Rimbaud, Histoire impudente (1) (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Jeudi, 31 Octobre 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

« Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ».

A. R. Illuminations, « Enfance ».

 

Mon cher Arthur,

Je t’écris d’un pays du Sud jusqu’où tu serais sans doute allé un jour si tu avais vécu plus longtemps et que tu aurais détesté et maudit comme tu as détesté et maudit chacun des lieux par où tu es passé.

Je t’imagine sur ta civière dans ton ultime départ, le genou pourri et la fièvre au visage sous le dur soleil ou sous les pluies de là-bas, insultant les porteurs à la fois trop rapides et trop lents et regrettant déjà ce que tu abandonnes – ô Djami, Djami, quelle sorte d’intimité a pu être la vôtre ?

L’Apprenti sorcier, Histoire cosmique (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mardi, 22 Octobre 2019. , dans La Une CED, Ecriture

 

Pour François Augiéras. Pour Abdallah Chaamba. Pour un fortin dans le désert où un vieillard qui ne l’est pas encore aime un enfant qui ne l’est déjà plus. Pour un blockhaus et pour des fresques que ne contempleront jamais, peut-être, les habitants du jour. Pour des bergers – ô douceurs d’épaules !

Pour la splendeur ébène d’un batelier du fleuve Niger. Pour une caresse et un baiser dans un jardin de Nice ou de Taormina. Pour les rires et les larmes d’un garçon embobinant et narguant celui qui se croit naïvement son maître.

Pour la Vézère. Pour une grotte surplombant la Vézère. Pour un méditant assis dans cette grotte dont la débâcle vaut toutes les victoires. Pour un moine sur un chemin du Mont Athos – illuminé ou stupide ? Pour des icônes, images mentales, visions. Pour l’immensité du ciel africain.

Grand Hôtel d’Europe, 1891. II - Histoire sylvestre (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mercredi, 25 Septembre 2019. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Un roman n’est pas une copie du Réel mais une rêverie critique, une divagation cohérente à partir du Réel – ou à partir de morceaux du Réel. Tout est faux dans un roman : donc tout est vrai à un niveau plus profond. Une histoire étant une sorte de roman en réduction, ou de possibilité de roman, ou de roman effondré, m’approprierai-je les définitions qui précèdent ? Je n’ai pas inventé le personnage d’Anne Rivière (1). Je me suis plu à lui imaginer ici, après plusieurs effacements et resurgissements, une trajectoire finale. Bien sûr, d’autres morceaux du Réel auront nourri ma rêverie :

On dit qu’Anne Rivière a racheté le Grand Hôtel d’Europe. On le dit. On ne sait pas comment elle l’a payé. Elle n’a pas vieilli, elle a à peine grossi. Elle aime porter des robes en lin très claires et des sandales en corde, maintenant. Le Grand Hôtel d’Europe, situé entre une banque et une suite de villas coloniales plus ou moins entretenues, a longtemps été le seul établissement acceptable de la ville. Le précédent propriétaire, le fils du fondateur, un Français né en Inde, plusieurs fois marié et père d’une dizaine d’enfants, est mort à la fin des années quatre-vingt. Ses héritiers se sont déchirés. Les investissements nécessaires pour mettre le bâtiment aux normes du tourisme moderne semblaient trop lourds à certains, sans doute. L’hôtel est donc resté à l’abandon durant deux décennies.