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Critiques

Suttree, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mardi, 15 Mars 2022. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, USA, Roman, Folio (Gallimard), En Vitrine

Suttree, Cormac McCarthy, trad. américain, Guillemette Belleteste, Isabelle Reinharez, 620 pages . Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: Folio (Gallimard)

 

Ce livre déferle sur nous comme un flot terrible. Le langage lèche, frappe, blesse – un flot de débris, poétique et trouble. C’est intime et rude, sans cette netteté ennuyeuse et la volonté de clarté que vous trouvez dans n’importe quel roman bien fait. Cormac McCarthy a peu de pitié à partager, pour ses personnages ou pour lui-même. Son texte est brisé, beau et laid, c’est selon. M. McCarthy ne nous bercera pas avec une chanson douce. « Suttree » est comme un bon, long hurlement dans l’oreille.

Les lignes qui précèdent sont de Jerome Charyn : New York Times, 18 février 1979. Il n’est pas de meilleure introduction à ce qui suit.

Suttree est le roman le plus faulknérien de l’auteur le plus faulknérien. Jamais le flux de conscience n’avait retrouvé vie avec l’intensité, la brûlure que lui imprime Cormac McCarthy dans Suttree. Bien sûr, il y aura quelques années plus tard le très beau et très obsessionnel Méridien de sang, mais c’est bien dans Suttree que McCarthy déploie totalement son manifeste littéraire, celui qui proclame la langue comme objet central de la littérature.

Karmina Ultima, Philippe Pratx (par François Baillon)

Ecrit par François Baillon , le Lundi, 14 Mars 2022. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Poésie, Le Coudrier

Karmina Ultima, Philippe Pratx, septembre 2021, Ill. Odona Bernard, préface Jean-Michel Aubevert, 162 pages, 20 € Edition: Le Coudrier

 

Ce « chant ultime » du dernier Mangbetu, tel que nous le propose Philippe Pratx, se décompose (et nous entraîne) en quatre voyages fondateurs. La prégnance aventureuse, magique, voire mystique, associée aux paysages du périple, ne se départit pas d’une large signification philosophique : les montagnes – la Morte-Terre – les îles de la Nuit – les contrées de la Brume. Vraisemblablement, l’enjeu est ici de mourir et de renaître : « Il fallut bien me résoudre à la quitter, cette pauvre vieille Terre corrompue (…) Ma vie n’est qu’errance. (…) Ceux que je rencontre se lèvent et partent » (p.16-17). Il s’agit aussi de construire, à travers ces voyages décisifs, sa propre « maison intime », et les livres y ont une place centrale, pour ne pas dire qu’ils représentent la vie.

Le Chant liminaire nous dévoile en partie les raisons qui ont poussé le poète à errer : « Si tu veux être heureux, ignore-toi toi-même, sois à toi le perpétuel “autre”, l’alien et le fou de ta conscience ; ne connais non plus jamais tout à fait “les autres” ni le monde (…) J’ai toujours su (…) dans la catastrophe universelle, demeurer réellement moi-même, j’ai toujours su tout de moi-même. (…) Cela est aussi ma souffrance » (p.34-35).

Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Jeudi, 10 Mars 2022. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Roman, Verticales

Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal, Gallimard, Coll. Verticales, 2010, 317 pages, 19,20 € . Ecrivain(s): Maylis de Kerangal Edition: Verticales

 

J’ai découvert Naissance d’un pont devant une brasserie du Canal Saint-Martin, devant le pont tournant, une fin de matinée un peu plus froide que les autres. Maylis de Kerangal attendait quelqu’un, je venais prendre un café, toutes les deux emmitouflées dans nos manteaux. Je me souviens de la couleur du sien, de l’inattendu et de l’inattention, le sien était boutonné à contre-sens, boutonné en jaloux diraient les Québécois. J’ai aimé d’emblée cette écrivaine pour ce détail-là, un contre-sens, pour la couleur des feuilles en automne sur son vêtement. Et j’ai aussitôt acheté le livre à la librairie tout près. Je n’ai pas pris de café ce matin-là. Car je ne suis pas revenue pour lire le livre dans la brasserie ou lui demander de dédicacer ledit livre. La déranger, hors de question. Nul besoin, le livre entier est une dédicace que l’auteure fait à son lecteur.

Le Sentiment du fer, Jean-Philippe Jaworski (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Mercredi, 09 Mars 2022. , dans Critiques, Les Livres, Science-fiction, La Une Livres, Nouvelles, Folio (Gallimard)

Le Sentiment du fer, Jean-Philippe Jaworski, février 2022, 272 pages, 7,60 € Edition: Folio (Gallimard)

 

Dans la préface au présent recueil de nouvelles, Jaworski cite et complète Tolkien proclamant que « la fantasy est une littérature d’évasion, non de fuite ; c’est également une littérature de la consolation, c’est-à-dire un havre imaginaire qui permet de se réenchanter avant de revenir se frotter à l’ennui, aux tracas et aux épreuves du quotidien ». On ne saurait mieux dire. Certes, la fantasy n’est pas un genre littérairement reconnu, et nul doute que d’aucuns la regardent avec mépris, préférant lire « ce qu’il faut », uniquement du sérieux, du didactique, du « qui parle du monde d’aujourd’hui » (ou d’hier, pour donner une leçon à aujourd’hui). À ceci près que la fantasy est un haut lieu de création – on y reviendra – ainsi qu’un genre, qui malgré qu’une partie de la production est clairement de type industriel, dans lequel on rencontre de belles histoires humaines, avec des valeurs transcendantes et des questionnements qui, présentés hors toute lourdeur démonstrative, ont peut-être plus de profondeur que celles présentées dans la littérature « sérieuse » – quiconque a un jour lu le cycle de Lyonesse (Jack Vance) ou celui de L’Assassin royal (Robin Hobb) comprendra – les autres gagneraient à les lire.

Tallien, une brève histoire d’amour, Frederic Tuten (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mardi, 08 Mars 2022. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, USA, Roman, Stock

Tallien, une brève histoire d’amour (Tallien, A Brief Romance, 1988), trad. américain Pierre Girard, 162 pages . Ecrivain(s): Frederic Tuten Edition: Stock

 

Faire sourire avec une des tragédies de l’Histoire, Frederic Tuten l’avait déjà fait une quinzaine d’années avant ce roman, dans Les aventures de Mao pendant la Longue Marche. Cette fois, c’est la Révolution française qui sert de cadre principal à ce roman, certes souriant mais aussi, paradoxalement, terrible. Le déplacement de la réalité historique vers la fiction permet de rendre légers et drôles certains événements mais, comme un bruit de fond, la tragédie de l’Histoire résonne avec son lot d’effroi – de Terreur au sens du terme en 1792.

Le narrateur de cette fiction (Frederic Tuten prend bien soin de nous dire qu’il a pris ses aises avec la rigueur historique), homme du XXème siècle récent, a été nourri au biberon de la révolution par un père révolutionnaire convaincu, né dans le Sud profond, et dont l’hymne est L’Internationale. Et, il faut le dire, haut en couleurs ! Peut-être Tuten a-t-il pensé au personnage de grand-père Gant dans Look Homeward Angel de Thomas Wolfe ? Héros quasi mythique de son jeune fils, le papa est un personnage tonitruant, bouillant, et surtout… socialiste ! Mais attention, pas marxiste dit-il sur son lit de mort.