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Shorts, Wystan Hugh Auden (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel 08.12.23 dans La Une Livres, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Rivages poche, Poésie, USA

Shorts, Wystan Hugh Auden, Rivages Poche, 2003, trad. anglais, Frank Lemonde, suivi d’un essai de Hannah Arendt, 142 pages, 7 €

Edition: Rivages poche

Shorts, Wystan Hugh Auden (par Marc Wetzel)

 

L’occasion du cinquantenaire de la mort d’Auden fait rouvrir ici un de ses recueils les plus denses et délicieux (mais malheureusement difficile à dénicher), Shorts, en nous sortant du seul poème Funeral blues, rendu célèbre (« Stop all the clocks, cut off the telephone… ») par sa lecture (bouleversante) dans le film Quatre mariages et un enterrement.

Auden (1907-1973) est toujours, avec bonheur, en poésie juge et partie : comme juge, il délimite la stricte fonction du poète (« exprimer avec exactitude ce qu’il eut l’honneur de contempler », et en laisser aux autres l’appréciation, p.85) ; comme partie prenante, il s’y tient, rigoureusement, lui-même. Si la contemplation arrive trop tard, si l’exactitude se pointe trop tôt, elles repasseront, voilà tout. Auden entend rester maître de l’agenda de ses chefs-d’œuvre, et contrôler (de sa toujours ironique sévérité) l’emploi du temps de sa Muse :

« Aujourd’hui, deux poèmes exigèrent d’être écrits : je dus les refuser.

Désolé, trop tard, mon cher ! Désolé, mon chéri, pas tout de suite ! »

« To-day two poems begged to be written : I had to refuse them.

Sorry, no longer, my dear ! Sorry, my precious, not yet ! »(p.85).

Ses jeunes études de biologie et de géologie (abandonnées pour la littérature) ont éduqué son regard : c’est en géologue qu’il déteste plastique et nylon (et tous les minerais d’éprouvette), c’est en biologiste qu’il déteste les machines (et tout ce qui fait tenir la spontanéité vivante pour « profane » ou arriérée, p.89). Il aime la Nature pour son bon sens, et tient ses limites pour la plus sage leçon qu’en peut tirer, pour elle-même, la raison (il a pitié des surréalistes (p.83), dont « la sauvagerie même n’a plus son bon sens », et qui méprisent la contrainte délivrant des facilités ou ignorent la liberté désentravant du moi !). Dans la Nature, chacun des quatre éléments s’en tient à ce qu’il peut, et la Terre ne fait l’acrobate que pour survivre à ses métamorphoses ; la haute ou débridée culture en fait exactement trop, quand elle compte mettre le vent en flacons, abraser l’eau, ou se prendre pour Soleil emportant avec lui la luminosité du reste :

« Les bévues de la Terre ne sont pas fatales,

l’obscurité n’éteint pas le Feu

personne ne peut mettre la Brise en bouteille

et aucun frottement épuiser l’Eau »

« Earth’s mishaps are not fatal,

Fire is not quenched by the dark,

no one can bottle a Breeze,

no friction wear out Water » (p.101).

Avec le temps (et le retour à la foi chrétienne), son extraordinaire native virulence se met à épargner peu à peu riches comme faibles, ambitieux comme pleutres, érudits comme ignares, obtus comme dingues, mais une catégorie d’hommes échappera, jusqu’au bout, à son pardon : les tyrans (qui monopolisent une naturalité humaine qu’ils dévastent hors d’eux). Le tyran, puisque tout ce qui est contingent lui est jugé impossible (tout ce qu’on pourrait faire autrement qu’il ne pense semble interdit par ce qu’il veut), a pour vraie et suffisante devise (p.29) : « Tout ce qui est Possible est Nécessaire »). Auden sait d’ailleurs de quoi il parle (il ne raille si parfaitement les tyrans que pour faire littéralement mourir de rire le tyranneau qu’il se sait être, car comment s’éliminer autrement ? On ne se suicide pas à coups de bâton !). Il repère infailliblement le tyran aux attitudes de celui qui, en tout, se fait servir. Ainsi, la manière même de se servir de son propre corps trahit les innombrables (et insensibles) prothèses civilo-administratives dont la terreur que gère le tyran le fait s’encombrer. Seul problème d’un despote-enfant : savoir rester acrobatiquement assis sur une douzaine de dos en même temps, tout en congédiant indéfiniment ce qu’il craindrait de comprendre :

« Dans les États incapables

d’alléger la Misère,

le Mécontentement est pendu (Discontent is hanged) » (p.31)

« Il marchait comme quelqu’un

qui n’avait jamais eu à

ouvrir une porte de sa main » (p.47)

« Il se cacha quand il vit

un Ministre s’approcher

l’air inquiet » (p.45)

« Quand les chefs d’État

préfèrent travailler la nuit,

que les citoyens prennent garde » (p.31)

 

Parce qu’un tyran (qui le plus souvent est d’ordre privé, et à faible – mais délétère – rayon d’action) se montre, par principe, en toutes circonstances, parmi nous, l’animal de la situation, la tendresse d’Auden pour l’animal en général (qui ignore tout pouvoir non-biologique) s’explique ainsi : celui-ci, au contraire de l’être humain, ne peut outrepasser son rôle dans d’autres registres… dont il ne dispose tout simplement pas ! L’oiseau par exemple n’exprime que ce dont la vie en lui a besoin (« Les conversations des oiseaux/ disent très peu/ mais veulent dire beaucoup », p.101) ; le papillon n’a pas de fréquentations au-dessus de ses moyens, ou qui le mettraient hors-délai – il ne vit que quelques jours – (« Les papillons, hélas, nous ignorent, mais pas les moucherons, malheureusement », p.103) ; et si nous n’avons pas de secrets pour les punaises, c’est seulement que l’appétit est leur seule investigation (« Quand donc les punaises/ ont-elles découvert pour la première fois/ que nous étions plus savoureux que les chauve-souris ? » (p.103). L’homme, à l’inverse, a corps et âme esclaves de son esprit : il n’écoute que pour mieux comprendre (d’où ses oreilles fixes), il ne parle que pour penser et être pensé (d’où bredouillis et balbutiement), il n’occupe que ce qu’il s’approprie (le propre, disait Serres, vient par saleté exclusiviste), comme ces trois passages, respectivement, le disent :

« Parmi les mammifères,

seul l’Homme a des oreilles

qui n’expriment aucune émotion » (p.103)

« Certaines bêtes sont muettes,

d’autres sont volubiles, mais seule

une espèce peut bégayer » (p.103)

« Quand il eut chié

dans son nouvel appartement,

il commença à se sentir chez lui » (p.55)

 

Shorts (la forme de discours qui donne son titre au livre !) a deux versants : l’anecdote (l’historiette, la brève de comptoir) et l’aphorisme (l’idée-miniature, le concentré de pupitre ou de chaire), et Auden excelle dans les deux. Anecdote-type (qui sait résumer une époque en un fait) : « La Reine s’enfuit, abandonnant/ des livres derrière elle/ qui choquèrent le pieux usurpateur » (p.41), ou cette autre, admirable : « Se levant pour prier/ au milieu de la nuit,/ elle dit à son mari/ (païen et mauvais sujet)/ Je dois aller aux toilettes » (p.53). Pareils raccourcis font parcourir une ère en un seul colimaçon ! L’aphorisme, lui, est comme une pensée se pinçant elle-même (en s’assurant en un tour de phrase de sa propre réalité, c’est toute la réalité qu’elle semble magiquement étayer), et, pour une fois, une verve virtuose est au service de la vérité – comme en cet aphorisme qui révèle une version hyper-sophistiquée de la foi du charbonnier :

« Dieu ne fait jamais de nœuds,

mais il est habile, si on lui demande,

à les défaire » (p.81)

ou cet autre, qui souligne l’indépassable sang-froid du Dieu et du Diable qu’on prétend ensemble (et si bruyamment) congédier !

« Ce sont les anodins (the unimportant)

qui font tout le vacarme :

Dieu autant que l’Accusateur

parlent très doucement » (id.)

 

Auden est continûment hanté par le mal interhumain : l’amour, qui seul saurait rendre le mal inutile, est estimé remède hors de prix ; quant à la haine, elle ne neutralise le mal qu’en le rendant normal. Il y aurait bien un moyen infaillible de cesser de commettre le Mal, c’est de savoir se contenter du Bien, mais, justement, semble dire Auden, seule notre propre poésie nous persuaderait, peut-être, de nous contenter du Bien (mais elle est si rare, et si irrégulièrement dotée !) ; quant à la poésie des autres, elle ne peut au mieux que nous consoler du mal qu’on continue de faire. Et cette poésie même n’est le plus souvent qu’un abattoir fleuri, un concours de mots sautés, un ana d’obscénités et ignominies, un entracte de tortionnaires :

« Après le massacre

ils pacifièrent leur conscience

en se racontant des blagues » (p.37)

« La paume ouverte en signe de bienvenue :

Regarde ! pour toi

j’ai desserré mon poing » (p.21)

 

La philosophe Hannah Arendt qui, déjà âgée, connut bien Auden (lui-même peu avant sa mort), écrivit un remarquable hommage funèbre, que cette édition a la belle idée de comporter (et qu’on laisse le lecteur découvrir). Arendt a une philosophie tenant en deux idées paradoxales : la « natalité » de l’homme (l’homme est la seule espèce qui se renouvelle en se reproduisant, car chaque nouveau-né, comme futur créateur, en tout cas comme liberté imprévisible, est la promesse d’un commencement et le commencement d’une promesse. C’est donc moins la mortalité que la natalité qui signe l’originalité de l’être humain) et la « banalité » du mal : l’homme est par essence un être pensant, c’est-à-dire qui peut se dire quelque chose à lui-même dans la langue de tous – « penser, dit-elle, c’est être auprès de soi, universellement », c’est donc avoir une intériorité à la fois sous influence et communicative. Or penser est difficile (l’objectivité est un combat, l’impartialité est un sacrifice), et la médiocrité consiste à penser qu’on pense alors qu’on ne fait qu’être pensé, que suivre des consignes prises pour nos idéaux. L’homme fait donc le mal moins par malice que par médiocrité, parce que, suiveur fanatisé, il prend pour sa pensée le Bien dont on le persuade, et pour bonne la pensée qui l’abuse). Or, lire Auden, c’est comme découvrir les deux affirmations corrélatives de celles d’Arendt : la banalité de l’homme (l’homme est un être qui se cache médiocrement à lui-même, et, disait Valéry, les hommes, s’ils se distinguent par ce qu’ils disent, se ressemblent par ce qu’ils taisent. Auden le dit avec sa drolatique cruauté : « Nos tables, nos fauteuils et nos canapés/ savent des choses sur nous/ que nos amants ignorent », p.75) et la natalité du mal (le mal est, hélas, la pointe la plus créatrice de notre liberté ; le mal revient parce qu’il fait toujours infailliblement commencer autrement le monde).

Mais comment accéder authentiquement à notre être, si, comme Auden le fait aussi – avec sa subtile familiarité – remarquer :

« Ce que nous touchons est toujours

un Autre : je peux caresser

ma jambe, pas Moi » (p.75) ?

Et que vaut notre goût de la liberté même, s’il n’advient en nous que lorsque notre appétit même de dominer est humilié ou mis à mal ?

« Les petits tyrans, menacés par les grands,

croient sincèrement

qu’ils aiment la liberté » (p.29)

Quoi qu’il en soit, ce merveilleux auteur – qui n’a jamais obéi à quiconque – est mort, sans lâcheté particulière, fin 1973, de la plus autonome des fins : la crise cardiaque (lors d’un séjour à Vienne, à l’issue d’une lecture publique), alors que le « courage » de poètes moins lucides renvoie plutôt (comme il l’écrit sans ambages) à un bien suiviste héroïsme :

« Né pour conter fleurette et écrire des vers légers,

il mourut courageusement

sous la hache du chef » (p.41)

 

Marc Wetzel

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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.