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Critiques

Lettre à Roland Barthes, Jean-Marie Schaeffer

Ecrit par Marie-Josée Desvignes , le Vendredi, 11 Décembre 2015. , dans Critiques, Les Livres, Essais, La Une Livres, Correspondance, Thierry Marchaisse

Lettre à Roland Barthes, septembre 2015, 128 pages, 14,90 € . Ecrivain(s): Jean-Marie Schaeffer Edition: Thierry Marchaisse

 

Jean-Marie Schaeffer, spécialiste d’esthétique et théorie des arts (L’expérience esthétique, Gallimard 2015), se livre ici, dans cette Lettre à Roland Barthes, à un exercice incongru, selon ses dires : « écrire une lettre à un mort ».

« Employer la seconde personne, s’adresser à quelqu’un fait prendre au locuteur des engagements ontologiques, ce qui le met dans une situation ridicule s’il s’avère qu’il ne peut pas les honorer » et le place dans une situation de « double-mind inconfortable » puisqu’il s’agit de faire comme si Barthes était toujours vivant – alors qu’il rédige la lettre qu’il aurait aimé lui écrire de son vivant – tout en sachant pertinemment qu’il s’adresse à quelqu’un qui n’est plus et qu’il n’aura donc pas de réponse. Ecrire à un mort ne le ramène pas. Pourtant ce faisant, il reprend vie sous la plume de l’autre qui fait comme si.

J.M. Schaeffer pose la question de la survivance de l’autre en soi, qui bien que n’étant plus subsiste encore en nous, faisant, en parallèle, référence à Derrida évoquant « les morts de Roland Barthes » et à la difficulté de parler à un ami mort (comme d’un mort ou comme d’un vivant ?), à qui parle-t-on « sinon à lui en moi » ?

Mon bel orage, Héloïse Combes

Ecrit par Arnaud Genon , le Vendredi, 11 Décembre 2015. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Roman

Mon bel orage, éd. de la Rémanence, coll. Regards, octobre 2015, 104 pages, 14 € . Ecrivain(s): Héloïse Combes

 

Lella a quatorze ans, elle est en troisième. Avec ses amis, Margot, les jumeaux Jules et Julien, elle mène la vie de beaucoup d’adolescents désabusés, entre cigarettes et verres de vin, cours soporifiques et ennui chronique. Rien ne semble devoir arriver en ce mois de novembre… Les jours se ressemblent, lugubres, pluvieux. Mais lors d’un cours de dessin, la collégienne plonge dans le regard de son professeur, Marius Gracq, cet enseignant qu’elle avait vu tant de fois, cet adulte parmi les autres adultes de l’établissement. Un quinquagénaire banal. De ce regard naît d’abord un trouble, puis une passion interdite.

Ils se retrouvent alors régulièrement dans l’atelier de la salle du professeur. Lui peint des paysages « zébrés de grands traits noirs façon Bernard Buffet ». Elle le regarde, l’observe. Ils parlent peu, ils sont ensemble, c’est tout, ils boivent du vin, fument des cigarettes : « Peu de paroles. Son corps assis près du mien, si près que j’entendais son souffle, le glouglou des gorgées de vin traversant son gosier, mon souffle à moi comme suspendu, mon gosier étranglé à chaque gorgée ». Elle attend plus, mais lui s’y refuse. Il lui offre quelques échappées, des balades dans la campagne lors desquelles il évoque sa passion pour la Renaissance italienne. Elle l’écoute et s’éveille à elle-même.

Présence de la mort, Charles Ferdinand Ramuz

Ecrit par Marc Ossorguine , le Mercredi, 09 Décembre 2015. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Roman

Présence de la mort, Ed. de l’aire, 2009, 160 pages . Ecrivain(s): Charles Ferdinand Ramuz

 

Voilà un titre qui peut résonner bien étrangement au lendemain du 14 novembre 2015. Un livre dont le contenu est aussi en forte résonance avec la prochaine tenue (au moment où s’écrit cette chronique) d’un sommet international sur le climat à Paris, la COP21.

En 1922, alors qu’il a 44 ans, l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) imagine en effet un récit allégorique qui préfigure d’une certaine façon tout un courant littéraire qui manifestera quelques décennies plus tard une inquiétude prophétique pour notre monde en multipliant les imaginaires apocalyptiques et post-apocalyptiques face aux dérives guerrières ou écologiques qui caractérisent le XXe siècle et ce XXIe balbutiant et déjà tragiquement bégayant. Au départ une anomalie, une rupture dans l’équilibre du monde qui précipite la terre vers le soleil, entraînant un réchauffement sans précédent du climat. Ce qui n’était alors qu’un imaginaire relevant des fantaisies à la Jules Verne ou à la George H. Wells est devenu aujourd’hui une réalité bien trop concrète et palpable aujourd’hui, un processus dont on ne sait plus si on pourra seulement l’arrêter à temps. Sur les fondements scientifiques de la catastrophe, l’auteur ne s’attarde guère, préférant se centrer sur ce qui se passe alors entre les hommes, dans les villages si paisibles qui bordent le lac Léman dont Ramuz a si souvent célébré la beauté dans son œuvre. Et l’allégorie devient alors encore plus inquiétante…

Le Mendiant de la beauté, Attila Jozsef

Ecrit par France Burghelle Rey , le Mercredi, 09 Décembre 2015. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Pays de l'Est, Poésie, Le Temps des Cerises

Le Mendiant de la beauté, bilingue, 2014, 220 pages, 14 € . Ecrivain(s): Attila Jozsef Edition: Le Temps des Cerises

 

En convoquant des métaphores innovantes, cette poétique s’écarte du conventionnel : Et sur le cou des boulevards enragés / se gonflent les veines « et sait négocier la chute ». C’est un beau soir d’été.

Cette toute jeune voix annonce la grande poésie de la maturité quand elle tutoie la mort et les ténèbres, influencée par l’expressionnisme allemand, et que, paradoxalement, la nuit qu’elle décrit est baignée de lumière par la lune et le soleil. Aussi la lecture des textes de ce recueil peut-elle être source de joie comme dans le poème Attente, dont l’ambiance féerique évoque un château qui dort « gardé par une dame divine ». Hommage au réel également au moyen de la description d’une moisson, de son blé et de son « soleil en colère » qui manifeste un véritable sens de l’art pictural. Le poète au tempérament mélancolique et tragique peut aussi faire preuve d’exaltation et d’optimisme : « Renaissante, la vie est là ». Avec, pourtant, la conscience que tout est périssable, se fond la recherche de l’amour idéal dans un lyrisme discret : « j’aimerais voir tes yeux » et la quête conjointe de L’Unique. L’émotion est là s’exprimant dans sa maturité ; elle fait naître les mots de bien des vers. Les mots, par exemple, d’un de ceux du Chant de la force : « Et l’horizon n’a pas encore ébréché mes yeux » ; le poète n’a alors que 17 ans.

Samuel Beckett, Lettres II, Les Années Godot (1941-1956)

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret , le Mardi, 08 Décembre 2015. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Gallimard, Correspondance

Samuel Beckett, Lettres II, Les Années Godot (1941-1956), novembre 2015, 768 pages, 54 € . Ecrivain(s): Samuel Beckett Edition: Gallimard

 

Beckett et les dégueulades

Avant la publication du premier tome des Lettres (1929-1940) de Beckett, peu de lecteurs soupçonnaient la richesse d’un tel corpus. Pourtant dans une lettre capitale de 1937 écrite en allemand, l’auteur y exprimait déjà son insatisfaction à l’égard de la langue : « De plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer afin d’atteindre les choses (ou le néant) qui se trouvent au-delà. Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un seul coup, il ne faut rien négliger de ce qui peut contribuer à le discréditer ». Et l’auteur d’ajouter : « Y aurait-il dans la nature vicieuse (viciée) du mot une sainteté paralysante que l’on ne trouve pas dans le langage des autres arts ? ». C’est parce qu’il n’existe pas de raison valable à ce déchirement dans le voile de la langue que Beckett ne cesse de s’y atteler dans son œuvre. Ses lettres écrites parfois au dos d’invitations ou sur des pages de carnets déchirés s’en font l’écho de manière cavalière puisque Beckett lui-même se reproche des missives qu’il nomme ses « dégueulades ».