On ne Badine pas avec l’Amour, Alfred de Musset
On ne Badine pas avec l’Amour, novembre 2015, dossier par Alain Guyot, 208 pages, 3,50 €
Ecrivain(s): Alfred de Musset Edition: Folio (Gallimard)L’avantage de l’édition à objectif scolaire, c’est qu’elle ramène dans les rayons avec une belle régularité des œuvres parfois quasi disparues ou disponibles dans des volumes façon Pléiade, et le chaland, le commun des lecteurs à petite bourse ou habitudes de lectures voyageuses (bus, tram, train) peut se frotter à nouveau à ces œuvres. Va donc pour une réédition en FolioPlus de la pièce On ne Badine pas avec l’Amour (1834), d’Alfred de Musset (1810-1857), et une (re)découverte en règle – car chez FolioPlus, il y a le texte de l’œuvre à proprement parler et une documentation critique aussi bien pesée (point trop n’en faut) qu’exacte dans ses informations (après tout, le public visé est avant tout scolaire, il s’agit de ne pas raconter des bêtises).
D’abord, il y a la pièce, inchangée et toujours aussi percutante, dont l’histoire est digne de Molière multiplié par Marivaux : un Baron attend son fils, Perdican, et sa nièce, Camille, l’un diplômé de l’Université, l’autre sortant du couvent, les deux destinés par leur père et oncle à être mariés ensemble. Entre confusions, prises de position quasi hargneuses, quiproquos et autres considérations sur l’amour, cette brève pièce reste un festival de bons mots, hardiment lancés façon lances dans le cœur plutôt que flèches, certains d’une vigueur toujours étourdissante aujourd’hui, à l’exemple de cette mini-tirade de Perdican, qu’on ne peut que citer intégralement tant elle touche au sublime et refuse avec front de vieillir, de prendre la moindre ride :
« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ».
Comme cela est rappelé dans le dossier accompagnant la pièce, réalisé par Alain Guyot, cette dernière est un monstre romantique, une pièce où la tragédie et la comédie s’entrecroisent façon Shakespeare, où les valeurs sont remises en question (ah ! le joyeux anticléricalisme à l’origine d’un personnage aussi sot que Maître Bridaine !…), et qui se conclut de façon inattendue par un drame total – puisque l’union amoureuse attendue se noue au prix de la mort d’une innocente… C’est d’ailleurs le biais choisi par Guyot pour réaliser son groupement de textes, habituel dans la collection, qui vaut au lecteur des extraits bien choisi des Liaisons Dangereuses, des Châtiments ou encore des Faux-Monnayeurs ; puissant sujet de réflexion que celui-là, auquel l’anthologiste ne propose aucune réponse mais bien des pistes littéraires possibles, ce qui n’est pas plus mal.
Ce qui n’est pas plus mal non plus, c’est de mentionner au passage la congruence entre la relation Musset-Sand et la bataille verbale à laquelle se livrent Perdican et Camille. De même, on peut féliciter Guyot de replacer avec intelligence Musset dans son contexte culturel, artistique et historique, mais sans insister outre mesure sur le côté « génie précoce mort trop tôt » du dramaturge. Célébrer sans trop en faire, c’est aussi une qualité.
Mais, dramaturge, nous disions dramaturge ? La question est plus complexe que cela : car ce qui désarçonne à la première lecture de la pièce On ne Badine pas avec l’Amour, ces changements de décor incessants d’une étonnante modernité, trouve son explication dans le fait que Musset n’écrivait plus pour la scène après une cuisante déconvenue en 1830 ; il écrit sans volonté de représentation, juste pour être lu, et cela donne à sa plume une liberté de ton et de style rare. On a l’impression, dans cette pièce-ci, d’assister à une conversation mondaine plus qu’à une pièce de théâtre, à un échange passionnant sur un thème vieux comme le monde, l’amour, envisagé ici comme une chose avec laquelle « on ne badine pas ». Et comment badine-t-on avec l’amour ? Par chasteté, Camille, ou par libertinage, Perdican, en tout cas par l’excès. Est-ce toujours d’actualité ? Entre les « no-sex » et les « polyamoureux », on se dit qu’aujourd’hui Camille et Perdican n’auraient qu’à choisir leur camp, pour finalement peut-être se rendre compte que l’amour est une chose trop légère pour qu’on l’emprisonne dans un dogme quel qu’il soit, même celui de l’infidélité comme système.
En conclusion, une pièce vive, intelligente et pourtant accessible et plaisante, dont le propos résonne encore quasi deux cents ans après sa rédaction première, présentée de façon aussi complète qu’intéressante (de nombreux aspects sont abordés par Guyot qui n’ont pas été évoqués ici, dont le phénomène de la réécriture pour la scène après la mort de Musset, ou encore les jeux sur la forme auxquels s’est livré l’auteur…) ; une lecture pour tous, écoliers et adultes désireux de n’en jamais finir avec l’apprentissage, en 2015.
Didier Smal
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