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Roman

Le Livre d’Amray, Yahia Belaskri

Ecrit par Fawaz Hussain , le Lundi, 18 Juin 2018. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Zulma

Le Livre d’Amray, mai 2018, 144 pages, 16,50 € . Ecrivain(s): Yahia Belaskri Edition: Zulma

 

Mais où sont les vainqueurs ?

Yahia Belaskri écrit un roman aussi sombre que les ténèbres qui ont précédé la Genèse. Il n’a pas à s’en excuser : l’encre de son stylo est noire, et il n’y peut rien. S’il avait l’intention d’amuser, n’importe quoi de drôle eût fait l’affaire, peut-être même un conte de fées, quelque histoire se terminant sur le mariage du prince et promettant la naissance d’une ribambelle de chérubins tout roses et potelés sortis de la peinture de Raphaël. Mais il est loin de tout cela, et n’a guère l’intention de se dérober à une autre histoire, celle de son pays, et d’ajouter à la longue suite des trahisons dont elle est faite, une trahison de plus… Ayant une conscience aigüe d’où il vient et de sa mission, son narrateur Amray laisse les histoires drôles aux autres et fait le travail de mémoire. Il connaît sur le bout des doigts la terre qui l’a engendré. « Je suis né et le monde a basculé dans la terreur. Qui n’a pas vécu la guerre connaît peu de la détresse des hommes. La guerre n’est que sang, larmes et ruines ».

Les Chasseurs de gargouilles, John Freeman Gill

Ecrit par Anne Morin , le Vendredi, 15 Juin 2018. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Belfond

Les Chasseurs de gargouilles, mars 2018, trad. américain Anne-Sylvie Homassel, 444 pages, 21,90 € . Ecrivain(s): John Freeman Gill Edition: Belfond

 

New York des années 70, non pas underground, mais « up ground », ce qu’il se passe « au-dessus » aurait bien pu, pourrait bien changer la face du monde… en tout cas cela change la vie de Griffin.

New York visité, revisité, détruit, abîmé ou embelli selon l’époque et la vision de chacun de ses habitants. Il y a ceux que cela indiffère, ceux à qui la transformation, la transmutation déplaît, et il y a ceux comme Nick, le père de Griffin, qui s’insurgent et s’accrochent, pour le meilleur et pour le pire, aux vestiges du passé :

« A l’est de la Deuxième Avenue, après les 20ès Rues, toute une série de pâtés de maisons avaient été anéantis. Au lieu des immeubles d’habitation, des magasins, au lieu des vitrines, des perrons, des gens, il n’y avait plus que des décombres. Un quartier entièrement rasé. (…) Les décombres, hérissés, pulvérisés, avaient beau s’ébouler dangereusement sous nos pas, ils paraissaient curieusement homogènes. Une ruine, c’est une ruine me disais-je. Dans notre exploration hésitante de ce tapis de débris, les yeux fixés prudemment sur le sol, je ne perçus rien qui donnât à penser que cet immense chaos avait pu revêtir un jour la forme solide, rassurante, d’un immeuble. Nous foulions un lendemain de cataclysme » (p.118).

Le miel du lion, Matthew Neill Null

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 14 Juin 2018. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Albin Michel

Le miel du lion (Honey from the Lion), juin 2018, trad. américain Bruno Boudard, 417 pages, 23 € . Ecrivain(s): Matthew Neill Null Edition: Albin Michel

 

L’écriture de ce roman est remarquable. Rythme constamment soutenu, phrases courtes, tension maximale, tout est fait pour vous emmener tambour battant dans un univers effarant, peuplé de personnages peu communs, marginaux, violents, en quête d’on ne sait pas trop quoi si ce n’est d’être embarqués dans la vague – même en tant que losers – du capitalisme américain en pleine explosion de croissance.

On est en 1904, en Virginie Occidentale. Des forêts immenses sont abattues par des compagnies privées qui n’ont d’autres règles que le profit. Et des hommes viennent de partout pour offrir leur force de travail et tenter de gagner leur vie, dans des conditions épouvantables. Ce moment de l’histoire industrielle des USA rappelle le cadre du splendide Serena de Ron Rash, qui nous emmenait sur les traces d’une femme sans morale qui exploitait sans pitié les bois et les hommes. Avec Matthew Neill Null, on est de l’autre côté, celui des exploités, des damnés de la forêt, de ceux qui laissent dans le bois des arbres leurs mains, leurs poumons, leur corps et très souvent leur vie. Les « Loups de la Forêt » – comme les appelle Neill Null – sont en fait les martyrs de la forêt. La folie de la surexploitation du bois devient métaphore d’un capitalisme sauvage, machine impitoyable à broyer les hommes.

Le Ministère du Bonheur Suprême, Arundhati Roy

Ecrit par Patryck Froissart , le Mardi, 12 Juin 2018. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Asie, Gallimard

Le Ministère du Bonheur Suprême, janvier 2018, trad. anglais (Inde) Irène Margit, 536 pages, 24 € . Ecrivain(s): Arundhati Roy Edition: Gallimard

 

Qui se laissera emporter par ce roman torrentueux de l’amont à l’aval se souviendra longtemps, peut-être à jamais, d’Anjum, dont la vie mouvementée, depuis le jour de sa naissance, est le fil de trame sur lequel va courir une immense chaîne narrative.

Anjum est née Aftab.

« La nuit où Jahanara Bégum lui donna naissance fut la plus heureuse de sa vie. Le lendemain matin, au soleil déjà haut, dans la douce chaleur de la chambre, elle démaillota le petit Aftab. Elle explora son corps minuscule […]. C’est à ce moment qu’elle découvrit, niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin ».

Jahanara Bégum cache cette particularité hermaphrodite à son mari Mulaqat Ali, lequel, bien que descendant « en droite ligne de l’empereur moghol Gengis Khan », exerce le modeste métier de hakim (soigneur par les plantes), jusqu’au jour où Aftab est contraint de quitter, à l’âge de neuf ans, l’école de musique, ne supportant plus les railleries des autres enfants :

Noli me tangere, Andrea Camilleri

Ecrit par Charles Duttine , le Lundi, 11 Juin 2018. , dans Roman, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Métailié, Italie

Noli me tangere, mai 2018, trad. italien Serge Quadruppani, 144 pages, 16 € . Ecrivain(s): Andréa Camilleri Edition: Métailié

 

Comment un roman a priori policier peut révéler des fulgurances métaphysiques ?

« Noli me tangere » (Ne me touche pas… ou… Ne me retiens pas) est une locution latine tirée de la vulgate, version latine de la Bible. Elle fait référence à l’épisode pascal de la résurrection lorsque Marie-Madeleine découvre le tombeau vide et un étrange personnage qui s’avère être le Christ. L’expression traduit la parole de Jésus envers Marie-Madeleine. Comment faut-il l’entendre, si l’on veut faire une brève exégèse et sans vouloir offenser les interprètes accrédités ?

Ce « Ne me touche pas » dit : je suis autre, j’ai changé, je ne relève plus des lois physiques de l’humanité. C’est un corps glorieux que Marie-Madeleine ne doit pas retenir, un corps de l’entre-deux, entre la résurrection et l’apothéose, entre outre-tombe et ascension. La formule latine instaure donc une distance entre l’invisible et le visible. Cet épisode a inspiré de nombreux peintres qui ont cherché à saisir ce moment sacré, ainsi Giotto, Fra Angelico, Bronzino, Le Titien, Nicolas Poussin… (pour n’en citer que quelques-uns). Il a inspiré également des théoriciens comme Jean-Luc Nancy et des écrivains. Parmi eux, Andrea Camilleri dans un livre, justement intitulé Noli me tangere.