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Articles taggés avec: Daoud Kamel

D’Eurêka Springs, écrit sur une véranda de bois et de brume, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Jeudi, 19 Janvier 2017. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

« La route à partir de Kansas City était si longue qu’elle a tout découragé : les dernières villes, maisonnées, baraques, des stations-service puis la lente montée des collines. Ici, le monde s’est épuisé pour moi, au bord d’une véranda de bois, face à la forêt, dos à un feu. Pas une forêt morte, mais un sombre peuple d’arbres qui a des bruits d’animaux et des immobilités de sagesses anciennes : ours, cerfs et panthères. Les derniers vivants vus étaient de vieux paysans américains, silencieux dans un Mac Do aux odeurs de fritures froides. L’Amérique profonde. Celle qui fait la force de cet empire et sa cécité sur le reste du monde. Habillés grossièrement, réunis en famille. Que savent-ils de nous ?

Sur la véranda, face à l’abrupte falaise, il y a des arbres dessinés sur le papier diaphane de la brume ; la forêt arrive peu à peu, comme en marchant dans les airs. Des feuilles rouges, rouille ou vert-gris qui donnent l’impression d’une saison unique qui joue avec des nuances. Le bruit des pluies éparses sur la toiture fait scintiller les branches mortes avec des gouttelettes. Le silence est pourtant parfait, malgré le ventilo de la chaudière en dessous des lattes de bois. Des écureuils viennent sautiller puis s’éclipsent dans un autre règne.

Pendant qu’il neige : le secret véritable de la chronique, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 03 Janvier 2017. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

« C’est comme un chien dans ma tête : il aboie et j’écris. Sauf que ce n’est pas si simple. Il me semble que c’est moi qui suis au bout de sa laisse, qu’il me promène parfois durant une demi-heure par jour, me laisse gambader dans son univers puis me ramène vers mon angle mort qui est ma vie de tous les jours. Je m’explique donc : c’est un chien immense, composé d’étoiles dans une obscure nuit qui lui sert de peau sans fond. Il aboie en Alphabet et j’écris. Parfois bien, parfois mal, quand il va trop vite et que ne me restent que des bouts de phrases. Il est grand, le chien noir qui m’enjambe pour aller boire, à l’autre bout du monde, son eau et revenir. C’est comme ça que je peux décrire les choses qui se passent dans ma tête. Car dehors, pour ceux qui me voient de dehors, il ne se passe rien. Je suis penché sur un gros cahier plein de ratures, devant un micro, en train de tabasser un clavier et j’écris sans cesse, sans cesse et toujours. Un scribe dans un journal où je suis payé au mois pour faire semblant d’être courageux.

Le vieillard et le premier cahier, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mercredi, 30 Novembre 2016. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

« … Le pays se déchire comme un vieux journal. Je regarde et je tente de rassembler les morceaux pour comprendre, mais je n’y arrive pas ! La météo se mêle au blé, un général parle pendant qu’on distribue des logements, une réforme est annoncée alors que la pluie n’est pas tombée. C’est chacun dans son coin. Comme s’il ne restait du lien du sang que les martyrs d’autrefois. C’est épars, dans le vent mais sans le sens. Comme mon corps : je sais que je glisse vers la tombe en froissant ma peau par la vieillesse, mais le monde m’apparaît comme un jeu de cartes éparpillées. Il y a sûrement une règle de jeu. Mais je l’ai oubliée à la naissance, je crois. Comme tout le monde.

C’est alors qu’on me sort une chaise et qu’on me met au soleil vers 11h dans la petite cour de la maison au village. C’est un moment de bonheur que de sentir le soleil et de regarder les avions minuscules quand ils passent dans le ciel bleu et tracent un trait de fumée blanche. J’imagine les vies dedans, leurs buts laborieux, tout le tintamarre des préoccupations et des peurs, la galaxie des objets qu’on a tous dans la tête et les poches et les sacs et qui nous suivent et nourrissent leur nécessité de nos désirs.

Café L’Avenir, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 15 Novembre 2016. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

Vendredi. La ville grandit mais comme un corps échoué sur une plage. L’architecture-baril : cubes sur cubes. On reloge un peuple sans toit. On ne peuple pas une terre. Bâtir, est donner du sens à la pierre éparse. Il n’y a pas de centre dans les nouvelles villes algériennes. Elles sont périphériques, en marge, en banlieue. Le centre est colonial. Car le colon a fondé, nous avons étendu. Il a peuplé, nous avons relogé. Il a imposé sa pierre et son angle. Nous sommes épuisés. Les villes algériennes du baril ne sont pas une conquête, mais des abris. Reflux, pas empire. Rétraction, pas occupation. On a libéré ce pays pour le fuir, s’y enterrer, pas le déterrer. Toute l’architecture s’en ressent : le régime loge et reloge. Il n’est pas un sens, mais une politique. Son but est le chiffre final, le bilan, la statistique, pas la façade, la colonne ou l’architecture et la voûte parfaite. Il est dans la hâte, pas dans l’éternité. L’architecture algérienne est du plan, pas du sens. A l’architecte algérien, il manque une vision du monde, le sens, une façon de se saisir de l’univers en cherchant, dans le tâtonnement, son encolure. Les architectes naissent après les prophètes, toujours. Et pas après les indépendances. Il leur manque, chez nous, une langue puissante. Un poids de soi. On ne peut pas construire un centre pour la ville si on n’est pas convaincu que l’on fonde le centre du monde, encore une fois.

Israël et les dix mille Ismaël, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mercredi, 26 Octobre 2016. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

Qu’est-ce qu’enfin Israël pour les « arabes » ? Cela dépend du voisinage et de l’altitude. Autant la Palestine est vécue comme la cause palestinienne, autant Israël est expliqué comme un effet. De quoi ? De la désunion, la faiblesse, la trahison ou « la désobéissance à Dieu ». Aux Israéliens, Israël est un pays à venir depuis mille ans, aux Arabes c’est un pays à récupérer pour qu’il leur ressemble. D’où ce caractère de croisade sans fin que s’est octroyé le « conflit » du Proche-Orient (Lire PO en langage médiatique moderne) et de point de tension entre Occident et Orient Moyen, très Moyen. Donc, pour reprendre l’idée initiale, tout le monde s’est servi d’Israël, comme tout le monde s’est servi des Palestiniens.

C’est notre ennemi de soudure. Sans lui, nous ne serions que des pays arabes, alors qu’avec lui nous sommes « les arabes », entité raciale définie par défaut d’Occident. Israël a donc servi les nationalismes néo-nassériens des Arabes pour se souder ou se disputer. Ce pays a donné chez nous deux fronts : celui du refus, celui de la « harwala », la petite course vers la « réconciliation ».