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Bassin méditerranéen

Cette chose étrange en moi, Orhan Pamuk (par Philippe Leuckx)

Ecrit par Philippe Leuckx , le Vendredi, 21 Septembre 2018. , dans Bassin méditerranéen, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Gallimard

Cette chose étrange en moi, trad. turc Valérie Gay-Aksoy, 688 pages, 25 € . Ecrivain(s): Orhan Pamuk Edition: Gallimard

L’auteur de Istanbul, hommage littéraire et photographique à sa ville, Prix Nobel, raconte dans une somme le destin d’un pauvre vendeur de yaourt et de boza, Mevlut. Venu de la campagne, installé dans un quartier décentré de la grande ville, avec son père, le jeune Mevlut, qu’on suit de ses douze ans, en 1969, jusqu’en 2012. C’est dire que la fresque brosse Istanbul, ses quartiers pauvres, Kültepe, ses artères, ses flux, ses passages, les avatars d’une ville qui change, le monde familial autour de Mevlut, père, parents, cousins, oncles, sa Rayiha aimée, toute la vie politique et sociale sur plus de quarante années de soubresauts politiques, de guerres de partis, de politisation des masses, d’oppositions musclées…

Il est un peu vain, sans efflorer l’intrigue, riche, féconde en rebondissements réalistes, de vouloir relater cette vaste narration, où chaque voix de la famille Aktas/Karatas – Mevlut, Süleyman (cousin, fils de Hasan), Mustafa (père de Mevlut), les trois sœurs Vediha, Rayiha, Samiha (filles d’Abdurrahman au cou tordu) – compte et participe activement aux différents points de vue de narration. Chaque voix complète, nuance, rectifie, en contrepoint subtil, le tableau. Sans être un procédé, cette stratégie narrative permet de dégager un faisceau de significations sur les relations humaines, sur l’histoire amoureuse (autour de lettres d’amour écrites par Süleyman pour Mevlut, à l’adresse d’une des trois sœurs du « tordu », ce qui enclenchera inévitablement nombre de méprises, de suspicions, d’éblouissements aussi).

L’Exil, Çiler İhlan

Ecrit par Marc Ossorguine , le Lundi, 02 Juillet 2018. , dans Bassin méditerranéen, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Galaade éditions

L’Exil, trad. turc Jean Descat (Sürgün, 2010), 144 pages, 16 € . Ecrivain(s): Çiler İhlan Edition: Galaade éditions

 

Nul ne contestera, a priori, que la Turquie a depuis quelque temps pris largement place dans l’actualité. En tout cas dans l’actualité politique et stratégique. Pour ce qui est de l’actualité littéraire cela reste un peu plus court. Elle nous offre pourtant à entendre d’autres voix que celles de la politique pour découvrir ce monde que nous connaissons souvent bien peu, même si sa place dans notre propre histoire est loin d’être négligeable. Pour ma part, j’avoue volontiers qu’au delà du classique Yachar Kemal et de la plus proche Asli Erdogan ou de Mine Kirikkanat… C’est donc avec une curiosité toute en éveil que j’ai récemment découvert Nazim Hikmet ou Çiler İhlan que les éditions Galaade nous ont fait découvrir dans la foulée d’un prix européen en 2011 pour L’Exil (Sürgün, qui lui a valu des traductions en espagnol, allemand, italien, danois, roumain…).

Ne tournez pas la page, Seray Şahiner

Ecrit par Cathy Garcia , le Vendredi, 18 Mai 2018. , dans Bassin méditerranéen, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman

Ne tournez pas la page, Belleville éditions, avril 2018, trad. turc Ali Terzioğlu & Jocelyne Burkmann, 160 pages, 17 € . Ecrivain(s): Seray Şahiner

 

Voilà un vrai livre coup de poing et une voix qui va forcément marquer la littérature contemporaine turque. Dans ce roman noir et caustique qui démarre sur ces mots : « Elle fait le saut de la mort avec sa fille », l’héroïne de Seray Şahiner raconte sur un ton désabusé, faussement léger et avec un humour redoutable – celui des désespérés – l’enfer banalisé de son parcours de femme dans la ville d’Istanbul.

Arrivée de la campagne avec sa famille qui l’exploite, violée par son patron qui la met enceinte, abusée par celui qu’elle pensait aimer, vendue par sa famille puis violée encore et tabassée quotidiennement par son riche, vieux et alcoolique mari, tel semble être le destin de Leyla Tasçı.

« Mon oncle m’avait prévenue : quand il ne s’avinait pas, mon mari était un homme bon. Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne l’ai jamais vu sobre…[…] Le premier mois mon mari ne m’a pas battue. Ça doit être ce qu’on appelle la lune de miel ».

Et « au-delà d’un certain point le dégoût se transforme en indifférence ».

Maudit soit l’espoir, Burhan Sönmez

Ecrit par Gilles Banderier , le Jeudi, 17 Mai 2018. , dans Bassin méditerranéen, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Gallimard

Maudit soit l’espoir, janvier 2018, trad. turc, Madeleine Zicavo, 288 pages, 21,50 € . Ecrivain(s): Burhan Sönmez Edition: Gallimard

 

Depuis, au moins, Midnight Express (1978), les prisons turques traînent une réputation détestable et justifiée. Il est visible qu’en quarante ans les choses n’ont pas changé, comme s’il s’agissait d’une tradition dont le pays pût se déclarer fier, au même titre que les derviches tourneurs. Notons, sans la dénoncer, évidemment, l’étonnante passivité des organisations qui défendent les droits de l’homme, si chatouilleuses lorsqu’il s’agit d’autres pays de la région.

Au premier abord, le roman de Burhan Sönmez, Maudit soit l’espoir, est un réquisitoire accablant contre le système pénitentiaire turc, où la torture se pratique en dehors de toute extorsion d’aveux, sur des détenus aussi bien politiques que de droit commun, à qui les interrogateurs n’ont guère de questions à poser. La torture semble y être ce que sont les viols dans les prisons de femmes : une façon comme une autre de passer le temps. Burhan Sönmez connaît de première main la police et les geôles turques.

L’Homme coquillage, Asli Erdogan

Ecrit par Carole Darricarrère , le Lundi, 07 Mai 2018. , dans Bassin méditerranéen, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Actes Sud

L’Homme coquillage, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, mars 2018, 208 pages, 19,90 € . Ecrivain(s): Aslı Erdoğan Edition: Actes Sud

 

En Turquie, on n’écrit pas avec le dos de la cuillère, fût-ce des romans, mais avec le talent farouche de ces écrivains qui avancent dans la vie comme en écriture le regard marqué au fer rouge et la langue scellée à leurs blessures, en suicidés de l’existence inaptes au bonheur souffrant d’un mal étrange que l’auteure nomme elle-même « la constipation de vivre » et pour lesquels la peau ne sera jamais synonyme de douceur.

Tranchant du corps du monde sur le terrain miné de la phrase, la somme de ces mots est plus qu’une histoire, celle d’une jeune-femme blanche, étrangère à elle-même en ce monde, proie forte sensible et seule. Amen corrosif de la différence, l’inconvénient d’être une femme dotée d’un esprit libre dans une société d’hommes (et il y a en beaucoup dans ce livre) nous fait ici violence. Posé là dans ce printemps monochrome loin très loin des îles Caraïbes, ce récit vaudou évoquant une sorte de courte saison en enfer sur une île censée vendre du rêve fait figure de bombe sur une étagère tant « (…) aux Caraïbes, qui peut dire où commence et où s’arrête le réel ? ».