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Langue portugaise

Vies arides, Graciliano Ramos (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 08 Octobre 2025. , dans Langue portugaise, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, En Vitrine, Cette semaine

Vies arides, Graciliano Ramos (Vidas Secas, 1938), traduit du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse, Chandeigne & Lima, 2025. 163 p.

 

Ce livre est sec comme une trique, comme un buisson desséché du Sertão. Rarement écriture n’a atteint un tel degré d’économie, une épure aussi proche de l’étisie, à l’image du territoire et des personnages qu’elle raconte. L’adjectif est rare, la fioriture absente, seule s’élève une voix simple, rauque, ravagée par la chaleur et la sécheresse. Un joyau noirci par un soleil létal. Un chant omineux sans consolation.

Étrangement, ce roman âpre fait penser à Essénine et sa Ravine, ode au désert glacial où vivent des malheureux paysans russes de la Taïga. On retrouve, dans la chaleur étouffante du Nordeste brésilien, la même Nature impitoyable qui frappe les hommes, les fait ployer, les écrase. On pense aussi, bien sûr, au chef-d’œuvre d’Euclides da Cunha, Hautes Terres, au prodigieux roman de João Guimarães Rosa, Diadorim et au magnifique Le Llano en flammes de Juan Rulfo.

Terre somnambule (Terra Sonâmbula), Mia Couto (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 11 Septembre 2025. , dans Langue portugaise, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Métailié, En Vitrine, Cette semaine

Terre somnambule (Terra Sonâmbula, 1992), Mia Couto, éditions Métailié, janvier 2025, nouvelle traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues, 242 pages, 21 € . Ecrivain(s): Mia Couto Edition: Métailié

 

Un enfant et un vieillard marchent, sans but précis, fuyant la guerre civile qui ravage leur pays, le Mozambique

Ce roman de Mia Couto, le premier en date de son œuvre, est une vague submersive, une sorte de tsunami langagier, ici magnifiquement servi par une traduction hors normes, d’une intelligence stupéfiante. La langue de Mia Couto dans Terre somnambule n’est pas seulement l’outil de la narration, loin s’en faut : elle est un personnage à part entière, une matière vivante qui permet de tenir à distance un monde terrifiant, de dire la douleur autrement, et surtout, de résister à l’effacement que l’Histoire semble vouloir imposer aux hommes du Mozambique. En transformant la langue coloniale (le portugais) en un langage poétique, oral, complètement africain, Mia Couto rend possible une forme de renaissance – individuelle, culturelle et collective. On pense à Kateb Yacine qui disait, à propos de la langue française des écrivains algériens, que c’était leur « butin de guerre ».

Mémoire d’éléphant (Memória de elefante), António Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 12 Mars 2025. , dans Langue portugaise, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Points, En Vitrine

Mémoire d’éléphant (Memória de elefante, 1979), António Lobo Antunes, éd. Points, 2001, trad. portugais, Violante do Canto, Yves Coleman, 207 pages . Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points

 

Premier roman de son auteur, cet ouvrage nous jette d’emblée dans le flot des obsessions qui vont hanter l’œuvre de Lobo Antunes : l’absurdité du monde, la douleur d’être, le cauchemar de la mémoire.

Sombre roman, celui des souvenirs fracturés de la fin d’un monde, Mémoire d’éléphant se lit comme la complainte désespérée d’une âme perdue sous le poids du monde et d’elle-même. Le « narrateur » (il faudrait dire plutôt l’émetteur du discours, car il ne dit pas je), l’itératif psychiatre lisboète qui renvoie, dans les romans d’ António Lobo Antunes, à la vie de l’auteur lui-même, hait le monde et sa vie dont il n’accepte pas l’absurdité, en tant que « médecin des âmes » et en tant qu’individu privé. À travers un flux de conscience obsessionnel, entrecoupé de souvenirs disloqués, l’auteur portugais nous invite dans un dédale de pensées troubles, où la douleur se mêle à l’ironie, où le grotesque se fond dans la tragédie.

La farce des Damnés (Auto dos Danados), Antonio Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 12 Décembre 2024. , dans Langue portugaise, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Points, En Vitrine

La farce des Damnés (Auto dos Danados, 1985), Antonio Lobo Antunes, Éditions Points, 1998, trad. portugais, Violante Do Canto, Yves Coleman, 330 pages, 7 € . Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points

 

Roman de la décadence – celle des suppôts de la dictature abattue – La farce des Damnés est en effet une farce burlesque, celle que joue une bourgeoisie lisboète terrorisée par la Révolution des Œillets dans laquelle ils voient le déferlement létal du communisme. La scansion « dentaire » du début du livre – des bouches truffées de dents cariées, de molaires déchaussées, d’abcès gingivaux – est métaphore du pourrissement d’une classe sociale qui a participé à l’oppression salazariste au Portugal et – on connaît le tropisme d’Antonio Lobo Antunes pour cette période – dans ses colonies. Le dentiste blasé qui explore encore et encore les cavités buccales de ses patients est au-delà de tout intérêt pour son métier, son monde, sa vie : il est l’expression ultime d’une caste à l’agonie.

Je nettoyai la cavité que le plastique avait laissée, soignai au mercurochrome les écorchures, les miasmes repoussants de cuisine campagnarde, les caries que la résine et le métal faisaient pourrir entre les dents.

Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi , le Jeudi, 11 Juillet 2024. , dans Langue portugaise, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo, éditions Des femmes Antoinette Fouque, juin 2024, trad. portugais (Brésil) Izabella Borges, 140 pages, 14 € Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

 

Saudade

Pour son « écrit-vie », Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo convoque la réalité des conditions d’existence du peuple noir du Brésil, des femmes multipliant les grossesses –, épouses légitimes ou maîtresses attitrées ou encore compagnes de passage. Fio Jasmin, à l’origine d’une nombreuse descendance, est le fruit de l’invention de l’écrivaine. Elle le met au monde, sur papier, lui et ses nombreuses liaisons, comme autant de masques du moi, du ça et du surmoi – la conscience des siens qui l’habite, la réserve pulsionnelle de l’amour passion, et le ça, le « prince noir », l’acteur de prédilection adulé par la gent féminine. Or, Fio Jasmin est né sur un continent, le Brésil, où la racialisation par la couleur de peau discrimine les individus, les ghettoïsant dans une société eugéniste.