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Vies arides, Graciliano Ramos (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 08.10.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Langue portugaise, Roman

Vies arides, Graciliano Ramos (Vidas Secas, 1938), traduit du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse, Chandeigne & Lima, 2025. 163 p.

Vies arides, Graciliano Ramos (par Léon-Marc Levy)

 

Ce livre est sec comme une trique, comme un buisson desséché du Sertão. Rarement écriture n’a atteint un tel degré d’économie, une épure aussi proche de l’étisie, à l’image du territoire et des personnages qu’elle raconte. L’adjectif est rare, la fioriture absente, seule s’élève une voix simple, rauque, ravagée par la chaleur et la sécheresse. Un joyau noirci par un soleil létal. Un chant omineux sans consolation.

Étrangement, ce roman âpre fait penser à Essénine et sa Ravine, ode au désert glacial où vivent des malheureux paysans russes de la Taïga. On retrouve, dans la chaleur étouffante du Nordeste brésilien, la même Nature impitoyable qui frappe les hommes, les fait ployer, les écrase. On pense aussi, bien sûr, au chef-d’œuvre d’Euclides da Cunha, Hautes Terres, au prodigieux roman de João Guimarães Rosa, Diadorim et au magnifique Le Llano en flammes de Juan Rulfo.

La petite tribu, un homme, une femme, deux garçons, une chienne, survivent dans cet enfer. L’enfer ici n’est pas une image, il s’agit vraiment du lieu où les âmes sont damnées, le Mal établi, Satan roi. Au feu endémique des sécheresses, succède parfois un déluge biblique qui emporte tout dans ses flots. Le dieu spinozien qui préside aux destins des hommes du Sertão a abdiqué toute compassion, il est pure Nature, c’est-à-dire fatalité. Tout est combat, manger, respirer, dormir, parler. Les enfants parlent à peine une langue étrange dont ils compensent tant bien que mal les défaillances par des gestes et des onomatopées.

 

Le petit s’assit, posa la tête de la chienne sur ses jambes, se mit à lui raconter tout bas une histoire. Son vocabulaire était presque aussi pauvre que celui du perroquet, mort au cours de la sécheresse. Aussi s’exprimait-il avec des exclamations et des gestes, et Baleine* lui répondait avec la queue, avec la langue, avec des mouvements faciles à comprendre.

 

Un mot, prononcé par sinha Vitória (sa mère) résonne en lui, comme un fanal dans l’obscurité.

 

Comme il ne savait pas bien parler, l’enfant balbutiait des expressions compliquées, répétait des syllabes, imitait le cri des animaux, le bruit du vent, le grincement des branches qui s’enchevêtraient dans la caatinga. Il avait maintenant dans l’idée d’apprendre un mot, un mot sûrement important puisqu’il avait été prononcé par sinha Terta. Il allait le retenir et le dire à son frère et à la chienne. Ça laisserait Baleine indifférente mais son frère en pâlirait d’envie.

-              Enfer, enfer.

 

Baleine* occupe une place à part dans ce récit, elle est bien plus qu’une chienne. Membre à part entière de la famille de Fabiano, elle y tient un rôle essentiel. Elle est le paradigme de la famille, elle concentre sur elle tous les attributs du groupe : aptitude à la survie, résistance au mal, courage. À bien y regarder, la « petite chienne » comme l’appellent tous avec amour, est plus forte que tous les membres du clan. Elle a la patience, la malice que les autres n’ont pas. Elle console, apaise, apporte par sa présence un souffle de bien. Aucune hiérarchie ne la sépare des humains qui l’entourent. Quand Fabiano est séparé un moment de sa famille, il pense à elle autant qu’à sa femme et ses enfants. « Il pensa à sa femme, à ses enfants et à la petite chienne ». Sa mort est une cérémonie déchirante, une célébration bouleversante à l’âme d’une chienne qui vaut autant que son maître, sa maîtresse, ses amis enfants.

 

Baleine voulait dormir. Elle se réveillerait heureuse, dans un monde rempli de préas*. Et elle lècherait les mains de Fabiano, un Fabiano immense. Les enfants s’allongeraient à côté d’elle, ils se rouleraient ensemble dans une immense cour, dans un immense enclos. Le monde serait tout rempli de préas, de gros préas, immenses.

 

Tableaux terribles de la misère et de l’abandon, Vies arides est un manifeste universel. Graciliano Ramos posait là, en 1938, un jalon inoubliable de la littérature du dénuement qui dresse ses passerelles entre les continents et les pays du monde des hommes.

 

Léon-Marc Levy

 

  • Nom de la petite chienne
  • Préas : petits rongeurs comestibles, proches des cobayes, qui prolifèrent dans le sertão. C’est la proie favorite de Baleine.



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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /