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Terre somnambule (Terra Sonâmbula), Mia Couto (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 11.09.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Langue portugaise, Roman, Métailié

Terre somnambule (Terra Sonâmbula, 1992), Mia Couto, éditions Métailié, janvier 2025, nouvelle traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues, 242 pages, 21 €

Ecrivain(s): Mia Couto Edition: Métailié

Terre somnambule (Terra Sonâmbula), Mia Couto (par Léon-Marc Levy)

 

Un enfant et un vieillard marchent, sans but précis, fuyant la guerre civile qui ravage leur pays, le Mozambique

Ce roman de Mia Couto, le premier en date de son œuvre, est une vague submersive, une sorte de tsunami langagier, ici magnifiquement servi par une traduction hors normes, d’une intelligence stupéfiante. La langue de Mia Couto dans Terre somnambule n’est pas seulement l’outil de la narration, loin s’en faut : elle est un personnage à part entière, une matière vivante qui permet de tenir à distance un monde terrifiant, de dire la douleur autrement, et surtout, de résister à l’effacement que l’Histoire semble vouloir imposer aux hommes du Mozambique. En transformant la langue coloniale (le portugais) en un langage poétique, oral, complètement africain, Mia Couto rend possible une forme de renaissance – individuelle, culturelle et collective. On pense à Kateb Yacine qui disait, à propos de la langue française des écrivains algériens, que c’était leur « butin de guerre ».

Le roman est profondément marqué par la tradition orale africaine. On y retrouve le rythme des contes, les répétitions, les proverbes, les tournures idiomatiques. Le récit suit parfois une structure circulaire, et la voix du narrateur ressemble à celle d’un conteur traditionnel, d’un griot. Cette oralité donne au texte une musicalité, un ancrage culturel fort, et crée une proximité avec le lecteur, comme s’il assistait à une veillée, un partage de mémoire.

Les néologismes – souvent des mots-valises – sont ici pour dire ce que la langue ordinaire ne peut pas exprimer. Ils traduisent littéralement des expressions africaines, croisent des mots, créent des formes inédites. Ce travail sur la langue n’est jamais gratuit : il permet d’exprimer une vision du monde proprement africaine, décolonisée, où le portugais européen est détourné, remodelé, africanisé.

Mia Couto a remarquablement analysé son rapport à la langue portugaise. Il en parle dans l’ouvrage collectif luso-aphonies :

J’aspire à ce moment où elle [la langue portugaise] se désidiome, se convertissant en un corps sans impératif de structure ou de règle. C’est cet évanouissement grammatical dans lequel le portugais perd tous les sens que je désire. Dans ce moment de chaos et de perte, la langue est perméable à d’autres motifs, elle se laisse métisser et devient plus féconde. Ce n’est qu’alors que la langue est voyage voyagé, amoureuse d’autres voies et d’autres temps. Si la raison en est la poésie – et ma cause est uniquement celle-là, la création poétique –, alors l’important n’est pas tant la langue, ni même combien elle nous est maternelle. Le plus important est cette autre langue que nous parlons avant même de naître.

Les premiers mots du roman nous mettent au diapason : Dans ce pays, la guerre avait mort la route. Par exemple, un personnage ne « pense » pas : il « rêve ses pensées ». L’enfant va « rêvambulant ». « La vieille délirait, rêvactrice ». Ces glissements lexicaux ouvrent l’espace de la narration vers une logique intuitive, sensorielle, qui s’oppose à la rationalité coloniale et occidentale. C’est une langue qui réconcilie l’imaginaire et la réalité.

Mia Couto dit à la fois son amour et son désamour pour la langue portugaise. Une aventure proche de celle de James Joyce avec la langue anglaise qu’il magnifie et rejette.

Dès les premières pages, le lecteur est frappé par l’abondance de métaphores, de personnifications et d’images poétiques. Ainsi, le vent ne souffle pas : il « s’habille de cendres » ; la terre n’est pas simplement meurtrie : elle est « somnambule », comme en proie à un rêve ou un cauchemar dont elle ne peut se réveiller. Ces images transforment un monde dévasté en un univers onirique et symbolique, où chaque élément naturel devient un personnage, porteur de mémoire et d’émotion. La poésie devient ainsi un acte de résistance contre la sécheresse du réel, sa brutalité, sa cruauté.

La découverte par Muidinga, le jeune garçon qui erre avec un vieil homme, Tuahir, dans des paysages ravagés par la guerre civile*, de cahiers anciens dans un bus (machibombo) abandonné, structure tout le récit, lui donnant une double linéarité temporelle, un entrelacement propice à brouiller les frontières du réel et du rêve. Mia Couto est visiblement hanté par le Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez et, plus généralement, par le réalisme fantastique des sud-américains. Régulièrement les scènes narratives sont rompues par le surgissement d’une surréalité qui, loin de briser l’acuité du récit, lui donne au contraire un supplément formidable de puissance et de réalisme. Le Mozambique délabré, ravagé par la guerre, est une planète lointaine même pour les personnages qui la traversent, un espace où toute réalité est double : celle qui existe sur le sol et celle – bien plus terrible – que le rêve fait surgir dans les yeux de l’enfant et du vieillard.

L’autre récit, celui des cahiers trouvés dans le bus calciné par Muidinga, suivent le périple d’un autre jeune garçon, Kindzu, qui fuit aussi la guerre. Les deux récits se répondent, s’entrelacent, se donnent mutuellement un éclairage plus profond, plus aigu, plus dérangeant.

Mia Couto chante sa terre, meurtrie, déchirée mais vivante. La puissance poétique qui s’élève du roman constitue un hymne à l’éternité d’un pays que l’Histoire n’a pas épargné. Ce premier roman est inoubliable.

 

Léon-Marc Levy

 

* La guerre civile du Mozambique est une guerre civile qui s’est déroulée au Mozambique du 30 mai 1977 au 4 octobre 1992, soit deux ans après la fin de la guerre d’indépendance du Mozambique qui s’est achevée le 25 juin 1975. Comme de nombreux conflits africains régionaux de la fin du XXe siècle, ce conflit prend place dans le cadre de la guerre froide, et oppose principalement le Front de libération du Mozambique (en portugais : Frente de Libertação de Moçambique, FRELIMO), organisation communiste, à la Résistance nationale du Mozambique (Wikipédia).



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A propos de l'écrivain

Mia Couto

Mia Couto est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie à Maputo, il devient journaliste en 1974. Actuellement, il vit à Maputo où il est biologiste, spécialiste des zones côtières, il enseigne l’écologie à l’université. Œuvres en français : Terre somnambule (Terra sonâmbula), Albin Michel, 1994 ; Les baleines de Quissico, Albin Michel, 1996 ; La Véranda au frangipanier (A Varanda do frangipani), Albin Michel, 2000 ; Chronique des jours de cendre, Albin Michel, 2003 ; Le Chat et le Noir, Dessins de Stanislas Bouvier (O gato e o escuro), Editions Chandeigne, 2004 ; Tombe, tombe au fond de l’eau (Mar me quer), Editions Chandeigne, 2005 ; Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre, Albin Michel, 2008 ; Le dernier vol du flamant, Editions Chandeigne, 2009.

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /