Les demi-justes, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)
Les demi-justes, Iris Murdoch, Gallimard, 1970, trad. anglais, Lola Tranec, 378 pages, 24,80 €
Ecrivain(s): Iris Murdoch Edition: Gallimard
Un ministère à Londres. Octavian Gray, naturellement nonchalant, s’abandonne à la paresse qui suit un copieux repas quand retentit une détonation dans un bureau voisin. Biranne, plus rapide à réagir, vient de découvrir Radeechy mort sur son fauteuil, une balle dans la tête. Mais le suicide est-il aussi évident qu’il y paraît ? On aurait cependant tort de s’attendre de la part d’Iris Murdoch à une intrigue réellement policière, cette ouverture n’étant que le prétexte pour présenter les hommes autour desquels va graviter une tribu.
En effet, la philosophe-romancière, au fil de ses livres, témoigne d’une prédilection pour ces familles élargies. Couple complice un tantinet libertin, veuve et divorcée soucieuses d’élever dignement leurs enfants, étranger rescapé d’une guerre, adolescents attendrissants dans leur furie pour échapper au mal-être de leur âge, vont traverser ensemble l’été dans une villa de bord de mer, épargnés ou au contraire touchés par l’enquête. Celle-ci est l’occasion d’une galerie de personnages un peu plus pittoresques sans être vraiment inquiétants (maître-chanteur, maîtresse jalouse, valet ténébreux).
John Ducane, que sa discrétion, sa disponibilité et ses inépuisables réserves de compassion désignent pour élucider les causes exactes de la mort de Radeechy, est le lien entre tous ces personnages. Mais l’existence, entrelac aux revirements rapides, est probablement le « protagoniste » principal du roman.
« Existentialiste » Murdoch ? Elle consacre en effet, en 1953, un essai au plus célèbre représentant de ce courant, avec lequel elle s’entretient, Sartre, un rationaliste romantique. Mais tous les admirateurs du philosophe français n’ont pas fait œuvre. La romancière irlandaise, quant à elle, est convaincue par l’exemple qu’il donne lui-même que mieux que n’importe quel traité, la fiction permet de scruter des problèmes d’ordre moral. Ainsi, dans Les demi-justes, c’est ce que Sartre a conceptualisé sous le nom de délaissement que Murdoch explore.
Ni la morale établie ni la religion n’ont le pouvoir de nous orienter dans nos choix lorsqu’il s’agit de décider du bien et du mal, encore moins de nous dicter notre conduite car chaque situation, singulière, exige une solution singulière. Chacun se trouve ainsi livré à sa propre conscience, placé devant le vide vertigineux de la décision qui l’engagera et fera de lui la personne qu’il sera.
Inspirée sans être servile, Murdoch n’envisage cependant pas ce vertige d’exister comme une nausée, peut-être parce que le délaissement que traverse chacun de ses personnage n’est vécu ni dans la solitude ni dans l’abandon. La romancière alterne en effet les scènes de groupes, où les problèmes se nouent ou éclatent au grand jour, avec de longs dialogues en tête à tête où ils se formulent et sont éclairés par le miroir que l’interlocuteur renvoie d’eux.
Ainsi, joueuse dans la narration, la romancière forme puis défait des duos, oppose puis rapproche des adversaires pour ou par un mot, un geste, imprévisibles. C’est moins Sartre qui lui inspire alors ce talent impressionniste que la mer, toile de fond au récit, de laquelle il suffit de détourner quelques instants le regard pour que le paysage ait sensiblement changé au gré des caprices de la houle, d’un bateau surgi dans le cadre, de la marée masquant puis dévoilant l’entrée d’une grotte.
Parfois, la solution au dilemme était simple, ou alors la vie tranche. Car à vouloir trouver une solution absolument juste à tous les cas de conscience, c’est-à-dire une solution qui ne causerait aucun mal à personne, on sombrerait dans l’inaction ou on deviendrait fou. Hommes et femmes, nous sommes donc tous condamnés à être ces « demi-justes », aux antipodes des grands héros tragiques tellement peu humains en définitive dans leur refus de biaiser avec la souffrance. Celle-ci ne peut être une fin en soi. C’est pourquoi que ce soit par optimisme naturel de la romancière ou pour tout autre raison, peut-être liée à la culture littéraire anglo-saxonne, il y a, dans ces Demi-justes, une forme de happy end qui relève de la comédie.
Cette facilité est l’un des points faibles du roman dans lequel on ne retrouve pas la vibrante dramaturgie que Murdoch déploie dans La mer, la mer ou L’élève du philosophe ni la fluidité narrative de Les cloches. Autour de la bien artificielle investigation dont personne n’a peut-être envie de connaître l’issue, l’accumulation des dilemmes auxquels chaque personnage est confronté fait un peu figure de défilé de cas d’école.
Que répondre à un ex-amant qui vous a quittée puis annonce son retour, persuadé que vous l’attendez, alors qu’il vous fait horreur mais que vous considérez que vous avez une sorte de dette envers lui ? Comment faire que ses pulsions sexuelles ne deviennent pas dangereuses pour les autres sans que leur violence ne se retourne contre soi ? Lorsqu’une victime était en même temps une crapule, vaut-il la peine de ruiner la vie de ceux qui ont contribué, de près ou de loin, à sa disparition ?…
Mais l’humour, les marivaudages, les retournements de situations font le charme indéniable de cette lecture. Des enfants, un chien et un chat, une scène de péril de noyade : l’univers de Murdoch est tout entier dans ces êtres et ces fragilités, servi par une traduction dont le style impeccable rend d’autant plus savoureux les passages légers, comme dans l’inimitable mélange britannique entre respect des convenances et excentricité.
Marie-Pierre Fiorentino
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