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Bonnes feuilles

Les travaux et les jours (extraits 12) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 21 Septembre 2020. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

La mère

Fascinant et angoissant envahissement des choses dans l’espace étroit de la maison. Combien de fois, un objet quelconque à la main, décidée à la ranger, le donner, le jeter, elle l’abandonne sur place, saisie à le contempler d’une brisante indécision quant à sa place, son usage ou manque d’usage, projetée par une pénible anticipation vers le moment incertain où, peut-être, l’objet pourrait être requis, souhaité, regretté. Ça peut toujours servir, susurre la mémoire atavique des temps de pénurie, jetant des ombres grotesques sur les parois des cavernes modernes envahies de bidules.

 

Le fils

D’un passage chez le fleuriste, afin d’honorer d’un bouquet une visite dominicale chez des parents éloignés, il rapporte un minuscule cactus, une boule de piquants, large comme deux de ses doigts, qu’il tient délicatement à deux mains posée sur ses genoux, assis muet comme une carpe sur le canapé de leurs hôtes, jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus le rebord du cornet de papier qui protège la plante comme pour s’assurer de sa présence.

Les travaux et les jours (extraits 11) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Mardi, 07 Juillet 2020. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

Le fils

Son sabre en plastique à la main, tout de noir vêtu, il descend à pas comptés l’escalier de la maison et s’immobilise à chaque craquement de marche. Une fois en bas, il remonte en une reptation prudente, se hissant à la force des coudes, balançant ses hanches de droite et de gauche, les chaussettes glissant sur le bois ciré. Il redescend, déroulant prudemment le pied, tâtant chaque marche des orteils, à la recherche de l’emplacement précis où le bois ne grincera pas sous son poids, persuadé autant que de l’existence de Dieu qu’il y a sur cet escalier un cheminement parfait où, dans un silence complet, ses pieds se poseraient alternativement sur les marches avec la grâce conjuguée du ninja et de Spiderman.

 

Images du monde

Les travaux et les jours 10 (extraits) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 23 Mars 2020. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

 

La mère

Alors que la banlieue lui semblait un lieu de changements perpétuels où, comme dans un film en accéléré, les grues ne cessaient jamais d’arracher à des tas de décombres des résidences flambant neuves aux noms de villes romaines, Paris, au fil de ses promenades du week-end, lui paraissait inchangé depuis ses années d’étudiante, et elle retrouvait chaque fois la même lumière du ciel près de la Seine, la même rumeur, les mêmes odeurs d’essence et de platanes. Seule la situait dans le temps la prolifération aux terrasses des cafés de ces petits tubes de plastique soufflant comme une haleine une incolore vapeur blanche, qui faisaient de ces modernes fumeurs de très discrets joueurs de pipeau.

Les travaux et les jours 9 (extraits) - La fille (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 10 Février 2020. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

Devant l’ordinateur familial, elle s’amuse, par la grâce de Google Street View, à se couler dans les rues de sa ville qui, au fil de sa progression saccadée le long de chaussées ensoleillées et désertes, prend les allures étranges, presque inquiétantes, d’un décor de jeu vidéo. Dans les silhouettes fugitives capturées par la Google car, il lui semble parfois reconnaître un être familier. Certaines adresses, certains morceaux de rue sombrent dans l’inconnaissable, le logiciel montrant obstinément, à la place de telle boutique, de tel immeuble, l’entrée d’un parking souterrain ou une façade aveugle, comme si ce point de l’espace avait été effacé, avalé, ou – pour l’entrée du parking – remplacé par cette sorte de portail illusoire vers un autre monde, appel toujours frustré à aller en-dessous, derrière ces images en trompe-l’œil. Pourtant, devant la maison d’une amie, elle ne peut s’empêcher d’attendre l’apparition de son visage, là-haut, entre les rideaux bleus de sa chambre, avec un vague sentiment d’effroi à l’idée, de croiser, à travers l’écran, son regard.

Les travaux et les jours (extraits 8) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Jeudi, 14 Novembre 2019. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

La mère

Étrange photo qui la point dans cette exposition estivale visitée à l’heure où d’autres dînent.

Exposition sur « L’envol » pleine de machines insensées, de dessins d’avions, de soucoupes, d’aéronefs bricolés et de photos de funambules.

Celle-là est accrochée en face d’un mur couvert de photos de plongeons, belles photos d’il y a un siècle de corps sculptés par la lumière, les muscles durcis par l’élan, les pieds pointés vers le ciel.

La photo est grande, étirée en hauteur, du gris duveteux des photos anciennes – ce qu’elle n’est pas. Son auteur est un presque jeune homme.