Les travaux et les jours (extraits 12) (par Ivanne Rialland)
La mère
Fascinant et angoissant envahissement des choses dans l’espace étroit de la maison. Combien de fois, un objet quelconque à la main, décidée à la ranger, le donner, le jeter, elle l’abandonne sur place, saisie à le contempler d’une brisante indécision quant à sa place, son usage ou manque d’usage, projetée par une pénible anticipation vers le moment incertain où, peut-être, l’objet pourrait être requis, souhaité, regretté. Ça peut toujours servir, susurre la mémoire atavique des temps de pénurie, jetant des ombres grotesques sur les parois des cavernes modernes envahies de bidules.
Le fils
D’un passage chez le fleuriste, afin d’honorer d’un bouquet une visite dominicale chez des parents éloignés, il rapporte un minuscule cactus, une boule de piquants, large comme deux de ses doigts, qu’il tient délicatement à deux mains posée sur ses genoux, assis muet comme une carpe sur le canapé de leurs hôtes, jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus le rebord du cornet de papier qui protège la plante comme pour s’assurer de sa présence.
La proximité d’un aérodrome sillonne le ciel des traces blanches des avions, quadrillages que le coucher du soleil teinte d’un orange lumineux et délicat.
La fille
Les paumes de la main, écrasées contre la vitre de l’arrêt de bus, de cette grande femme en imperméable rouge. Les mains l’une sur l’autre, au niveau des reins, le buste mince et long très légèrement penché en avant, au bout les cheveux courts et flous. Les jambes tendues formant un angle avec le sol, à peine, suffisant pour faire porter le poids du corps sur ces mains, écraser les paumes sur la vitre, en faire cette tache de chair, rectangle pâle aux contours irréguliers, avec les doigts plus sombres qui partent en aigrettes par-là dessous, et le bout du majeur qui fait une goutte claire. Et elle, derrière la vitre, dans la rue déserte, dans le silence des voitures, qui avance deux doigts vers ce rose étalé, comme liquide, les pose sur la surface froide et lisse, les laisse un instant, et puis s’enfuit, quitte la rue, tourne le coin, avant que le bus n’arrive, que la femme ne bouge, que les passants ne passent.
La mère
L’esprit abandonné aux cahots du métro, elle se sent traversée d’un brouhaha de visages et de voix, salle des pas perdus qui, intérieur extérieur, l’absorbe dans la foule qui la presse contre le bord d’un strapontin.
Ivanne Rialland
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