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Les travaux et les jours (extraits 8) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland 14.11.19 dans La Une CED, Bonnes feuilles, Ecriture

Les travaux et les jours (extraits 8) (par Ivanne Rialland)

 

La mère

Étrange photo qui la point dans cette exposition estivale visitée à l’heure où d’autres dînent.

Exposition sur « L’envol » pleine de machines insensées, de dessins d’avions, de soucoupes, d’aéronefs bricolés et de photos de funambules.

Celle-là est accrochée en face d’un mur couvert de photos de plongeons, belles photos d’il y a un siècle de corps sculptés par la lumière, les muscles durcis par l’élan, les pieds pointés vers le ciel.

La photo est grande, étirée en hauteur, du gris duveteux des photos anciennes – ce qu’elle n’est pas. Son auteur est un presque jeune homme.

Il faut la regarder depuis le haut, que se partagent le ciel et les formes douces d’un feuillage épais. En descendant, les arbres occupent de plus en plus d’espace, s’étirent vers l’horizon. L’air s’assombrit, devient dense, comme une brume de crépuscule sur le bout de prairie ou de champ qu’on voit là, en bas, à droite de la lisière du bois. Et dans cette brume, une silhouette bien nette quoiqu’elle n’accroche pas l’œil. À un mètre ou deux du sol, un homme dont le corps semble arqué par une chute libre, les mains projetées en avant tenant les deux pieds avant d’une chaise, sans impression de chute ni d’élan, une sorte de stase absurde et secrète, dans ce coin de campagne, à la lisière du bois, qu’elle ne peut cesser de découvrir et redécouvrir, laissant son regard glisser encore et encore, du sommet de l’arbre à la lisière, de la lisière à la grisaille de son ombre, et dans l’ombre l’homme à la chaise, tendu, suspendu – pas d’envol, pas de chute : tenant.

 

Le père

Tandis que la grande tient la main du petit qui regarde, surexcité, la placide circumnavigation des requins dans leur bassin, il contemple, tout au haut d’un aquarium de forme étrange, plutôt étroit et filant jusqu’à plafond – placé bizarrement, un peu dans l’ombre et près d’une porte – un poisson tout ce qu’il y a de plus poisson, dépourvu de particularités comme d’ailleurs d’étiquette informative, tout là-haut donc, gris, les yeux ronds, un poisson, mais énorme, énorme, immobile, à le faire croire en plâtre, si l’on ne voyait pas le frémissement des nageoires qui montrent sa volonté à rester là, au bord supérieur de l’eau, la bouche à peine entrouverte, les écailles soigneusement dessinées, le surplombant de deux, trois mètres, avec sa forme ordinaire de poisson, un colosse de poisson, sans rien des allures dangereusement exotiques du requin ou de la murène, rien de la rotondité rêveuse du poisson-lune, rien de l’effroi soyeux du vol de la raie, juste les quelque cinquante kilos d’un gardon de rivière comme accroché là-haut au plafond qui lui font insidieusement douter de la pyramide des espèces et de l’ordre du monde.

 

Images du monde

La boue et le plastique qui claque au vent. La boue collante, puante, sillonnée de ruisseaux d’immondices, la boue qui tache le plastique des tentes, les couvertures, envahit les chaussures en dépit des efforts constants, minutieux des sisyphes féminins en jupes froissées sur des pantalons trop longs aux chevilles, qui s’acharnent à sauver, dans la mer de tentes, de bidons et de tôles, quelques mètres carrés d’un foyer, de ce qui en tient lieu, pour le moment, pour ces jours qu’on se refuse à compter et au-delà desquels on imagine, en un flou volontaire, des murs, des lits, de l’eau qui coule chaude des robinets.

Les bébés soigneusement protégés du froid, les bras, les jambes raidis par les couches multiples de vêtements. Pas de chaussures, mais trois paires de chaussettes, qui, par un miracle d’attention maternelle, restent blanches dans l’océan de boue.

Des tentes rouges et grises. Des bâches bleues étendues au sol, ou dressées en auvent, en abri, sur les morceaux de ferraille trouvés on ne sait où, lestées par des parpaings, protégeant des bidons, quelques boîtes de conserves, des biscuits pour enfants.

Les nuits froides et anxieuses. On serre les enfants contre soi, on écoute leur souffle dans la nuit. Les larmes coulent, silencieuses, et on s’empêche de penser à tout ce qu’on a perdu.

On se démène On s’accroche, sans plus savoir à quoi, on fait la queue beaucoup. Et on tâche de garder propre ce petit bout de bâche bleue, les chaussettes, les tricots des enfants, qui s’ennuient et pleurent doucement de ne pouvoir aller courir dans la boue et la pluie insistante.

L’eau tambourine sèchement sur la toile de la tente et on tâte, inquiète, le linge humide suspendu aux piquets.

 

La mère

Elle ouvre pour ses petits – le vraiment petit et la presque grande – ses boîtes à bijoux, répand sur le lit leurs trésors de pacotille, bracelets cassés, broches de métal doré, bagues ternies, amas de verroteries, couches de souvenirs entremêlés : barrettes papillon qu’elle chérissait enfant, pendentifs en cauris de l’adolescence, sautoirs et colliers de chien des années d’université, et puis, dans sa gloire, l’hippocampe naturalisé, coulé dans un gros pendentif de plastique bleu lagon en forme de pendeloque, qu’ils couvent des yeux avec la même avidité et la même fascination qu’elle-même quand, sous l’œil de sa propre mère, elle l’extrayait avec précaution de la boîte en bois carrée, posée à gauche de la lampe, sur la haute commode de la chambre de sa grand-mère. Dans cette boîte tapissée de satin et toute pleine de l’odeur du santal, il avait alors pour compagnie une broche lézard aux yeux de pierres rouges qu’elle avait longtemps cru précieuses et un bracelet de roses d’étain pleines d’aspérités et piquantes autant que des vraies – un tout petit tube de métal aussi, percé d’un trou, avec une boule à son extrémité, dont elle n’avait jamais su l’usage.

Ils le caressent du bout des doigts, le soupèsent, le scrutent, le petit encore dans l’illusion que le bleu pourrait être de l’eau de mer qu’on aurait enfermée là avec ce fragment d’algue et ce tout petit coquillage de nacre. Autant que jadis, la peau mordoré de l’hippocampe chatoie dans la lumière et le plastique lisse et lourd a le poids des vrais trésors. Et elle les regarde fouiller encore, dans les chapelets en nacre et en bois teint, ouvrir une boîte de métal en forme de cœur recelant quelques bagues d’enfants et une vieille clé, caresser des grosses perles en pâte de verre bleue, démêler des liens de cuir et des colliers de perles fausses, et elle s’étonne, presque troublée, de cette coïncidence entre ce moment, cette fin d’après-midi d’automne, dans la chambre parentale, et ce qu’elle avait prévu, vingt ans plus tôt, en achetant ces boîtes de cartons colorés, en y déposant, année après année, les bijoux délaissés, pour des enfants imaginaires, qui sont là, à genoux sur le parquet, à contempler l’hippocampe qui a toujours dans ses yeux morts la même puissance de merveilleux.

 

Ivanne Rialland

 

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A propos du rédacteur

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)