Les travaux et les jours 9 (extraits) - La fille (par Ivanne Rialland)
Devant l’ordinateur familial, elle s’amuse, par la grâce de Google Street View, à se couler dans les rues de sa ville qui, au fil de sa progression saccadée le long de chaussées ensoleillées et désertes, prend les allures étranges, presque inquiétantes, d’un décor de jeu vidéo. Dans les silhouettes fugitives capturées par la Google car, il lui semble parfois reconnaître un être familier. Certaines adresses, certains morceaux de rue sombrent dans l’inconnaissable, le logiciel montrant obstinément, à la place de telle boutique, de tel immeuble, l’entrée d’un parking souterrain ou une façade aveugle, comme si ce point de l’espace avait été effacé, avalé, ou – pour l’entrée du parking – remplacé par cette sorte de portail illusoire vers un autre monde, appel toujours frustré à aller en-dessous, derrière ces images en trompe-l’œil. Pourtant, devant la maison d’une amie, elle ne peut s’empêcher d’attendre l’apparition de son visage, là-haut, entre les rideaux bleus de sa chambre, avec un vague sentiment d’effroi à l’idée, de croiser, à travers l’écran, son regard.
La mère
Dans les jours gris de novembre, elle fait pousser dans un vieux pot de terre cuite deux grains de blés, un pied de bleuet, comme si le vent des plaines pouvaient froisser leurs feuilles dans cette cuisine modeste d’une banlieue bourgeoise.
Le fils
Premier jour de CP. Il découvre l’étrangeté d’une chaise accrochée à sa table. Il tâte le tube de fer, se glisse sur l’assise étroite et dure. Ses jambes se balancent assez agréablement, sans l’entrave des quatre pieds. Il s’immobilise, écoute, désireux de bien faire. Il prend son tube de colle pour coller la feuille donnée par la maîtresse dans son cahier tout neuf, et là, il est soudain envahi d’une sorte de malaise, comme d’un déséquilibre dans tout son corps. Sa jambe droite est enroulée entour du pied métallique de la chaise, mais la gauche s’agite en vain à la recherche du pied absent. Il heurte la jambe de son voisin, qui se plaint, il s’agite, désenroule sa jambe droite, se lève à moitié. La maîtresse lui dit de s’asseoir. Il s’assoit. Il reprend son tube de colle. Ses jambes oscillent dans le vide. Refusant de se laisser distraire, il plante ses coudes sur la table, enduit résolument la feuille de colle. Il glisse insensiblement jusqu’au bord de la chaise. Ses pieds se posent par terre, et il est, à nouveau, à moitié debout. La maîtresse fronce les sourcils. Il cale mieux ses fesses sur sa chaise et regarde, perplexe, ses jambes qu’il ne peut plus arrimer, entre deux récréations, aux pieds de cette chaise devenue suspendue, flottante. Il lève les yeux vers la maîtresse, désemparé, tandis que la colle sèche doucement sur le verso de la feuille.
Eux
Ils scrutent les visages, les maisons, sur leurs photographies de famille et celles des autres, dans les albums anciens, avec l’intense curiosité de ces vies fermées qui affleurent, là, dans les yeux, des fenêtres, des devantures de boutiques, offertes et opaques, comme on voit défiler une ville étrangère à travers les vitres d’un bus filant dans la lumière du soir, comme on n’ose pas regarder les gens, comme on glisse des yeux coupables par l’ouverture d’une porte cochère où se laissent entrevoir des pavés, un palmier en pot, un vélo bleu attaché aux barreaux d’un soupirail.
Ivanne Rialland
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