Le quatrième mur, Sorj Chalandon (2ème critique)
Le quatrième mur, août 2013, 327 pages, 19 €
Ecrivain(s): Sorj Chalandon Edition: Grasset
Peut-on arracher à la guerre, même très brièvement l’espace de quelques heures, des belligérants ? L’objectif apparaît chimérique, surtout lorsque le moyen employé est le théâtre.
Samuel Akounis, Juif grec né à Salonique, ayant miraculeusement échappé à la Shoah, né en 1940, n’est pourtant pas revenu de tout : il croit, avec une certaine lucidité, avec le poids de l’expérience tragique de l’histoire, aux vertus de générosité, à la force des idées. Cette fidélité, il tente de la transmettre à ses amis, à Georges, étudiant en histoire, théâtreux à ses heures, militant au Quartier Latin dans les années 70. Il incite son ami à introduire de l’intelligence dans la défense de ses convictions, à ne pas utiliser les comparaisons et slogans trop outrés et simplistes. Ainsi le morigène-t-il lorsque Georges se met à crier « CRS-SS » lors d’une manifestation : « Aloïs Brunner n’était pas là, Georges. Ni aucun autre SS. Ni leurs chiens, ni leurs fouets. Alors, ne balance plus jamais ce genre de conneries, d’accord ? ».
Samuel, gravement malade, a une idée folle : abstraire de la guerre au Liban, qui se déroule alors en 1982, les belligérants de cette guerre ; les sortir de ce contexte mortifère pour jouer leurs rôles dansAntigone, la pièce de Jean Anouilh.
Le casting est représentatif de toutes les parties prenantes : Antigone sera incarnée par Imane, une palestinienne. Créon, roi de Thèbes par un maronite de Gemmayzé. Trois chiites joueront les « Gardes ». Samuel veut faire jouer la pièce sur la ligne verte, qui sépare alors Beyrouth.
Pourtant, il apparaît très vite que le véritable sujet du roman n’est pas le pouvoir des arts ou des intellectuels sur la guerre, mais la possibilité de coexister avec la violence, avec sa pratique, son observation, son omniprésence. Ainsi Georges confie-t-il, à l’issue d’une bagarre avec des militants d’extrême-droite : « J’étais entré en violence pour défendre l’humanité. Ils la violentaient avec les mêmes armes. Il était trop tard pour reculer. J’acceptais que l’on ne comprenne rien à tout cela ».
La pièce ne se jouera pas, et la guerre reprendra bien vite le dessus. Cela, Georges ne peut qu’en prendre acte, amèrement, en rendant compte du développement de la guerre du Liban, de son caractère incompréhensible pour un occidental, perdu dans les divisions communautaires entre Chiites, Sunnites, Maronites, Druzes… Accablé par le spectre de la guerre, par l’impossibilité, en tant que journaliste, de communiquer ses émotions sur-le-champ, par le choc traumatique, auquel sont sujets beaucoup de correspondants de guerre, Georges fait cet aveu terrible qui peut résumer l’essence de ce livre : « La guerre avait rendu ma femme comme veuve. (…) Et maintenant, elle me réclamait. Elle m’exigeait pour elle, la guerre. Elle n’avait pas peur de mes cris, de mes coups, ni même de mon regard. C’était la seule qui avait vraiment faim de moi ».
L’écriture de ce roman est dépouillée, le style vif, haletant ; les personnages attachants, en particulier Samuel Akounis, incarnation d’une sagesse dans l’engagement. Ce roman est une grande réussite dans la description des séquelles psychologiques et morales que peuvent entraîner toutes les guerres pour ceux qui y participent ou en rendent compte.
Stéphane Bret
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