Le quatrième mur, Sorj Chalandon
Le quatrième mur, 21 aout 2013, 336 p. 19 €
Ecrivain(s): Sorj Chalandon Edition: GrassetMilitant d’extrême-gauche toujours prêt à en découdre dans les couloirs de la faculté avec les « rats noirs » fascistes, Georges fait un jour la connaissance de Samuel Akounis, un résistant grec à la dictature des colonels. Il est très tôt fasciné par ce personnage avec lequel il partage une véritable passion pour le théâtre. Les origines juives de Sam ne sont pas étrangères à ce sentiment. Pour l’activiste pro-Palestinien, se lier d’amitié avec un juif, c’est déjà faire l’expérience de la complexité du monde. D’ailleurs, la sagesse de Sam vient s’opposer en permanence aux jugements à l’emporte-pièces du militant. A la violence des armes, celui-ci préfère la puissance du théâtre.
Quelques années plus tard, alors que leur amitié s’est consolidée, Sam fait part à Georges du projet fou qu’il a de monter L’Antigone d’Anouilh dans Beyrouth en guerre. Un projet qu’il sait aussi dérisoire que nécessaire et qui n’aura peut-être d’autre effet que de « voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs… ». Tandis que le projet est avancé, des contacts ayant été pris dans chaque camp, Samuel Akounis se voit empêché de le réaliser par un terrible cancer, séquelle de séances de tortures subies du temps des colonels. Il charge alors son ami Georges de mener à bien cette mission et lui fait promettre qu’il ira jusqu’au bout. Georges, laissant pour plusieurs mois son épouse, Aurore, et leur bébé, Louise, part au Liban.
Muni de cinq laissez-passer, il sillonne au péril de sa vie, en compagnie d’un chauffeur druze, les différents quartiers de Beyrouth, tentant de convaincre les acteurs pressentis de participer aux répétitions et à la pièce. Une seule représentation aura lieu et ce sera le 1er octobre 1982. A la faveur d’une trêve négociée de deux heures entre les belligérants, une première rencontre rassemble l’Antigone palestinienne, le Créon maronite et d’autres acteurs chiites et druzes. Georges, quant à lui, s’est vu demander par Sam d’incarner le chœur, avec une kippa sur la tête. « Tu seras le juif, m’avait-il dit ». Hélas, la guerre bien vite reprend ses droits. Lorsque Georges retourne au Liban pour les dernières répétitions, il débarque au milieu des massacres de Sabra et de Chatila. Chatila où vit précisément Imane, son Antigone palestinienne.
On avait vu précédemment Sorj Chalandon dérouler ses histoires dans les rues de Belfast sur fond de guerre civile irlandaise avec Mon traître et Retour à Killybegs. Avec ce magnifique roman libanais, il s’affirme décidément comme un écrivain du front… de tous les fronts. Ses descriptions de Beyrouth en proie aux snippers et aux raids sont saisissantes.
« Je suis entré dans le bâtiment par l’ouest de la ligne. Tout était saccagé et superbe. Pas de porte. Un trou dans la façade, enfoncée par un tir de roquette. L’enseigne pendait au-dessus du sol, retenue par des fils électriques. Trois murs seulement. Le quatrième avait été soufflé. Une explosion avait arraché le toit. C’était une arène de plein ciel, un théâtre ouvert aux lions. Les balles pouvaient se frayer un chemin jusqu’au cœur des acteurs… ».
Quel reportage de guerre nous ferait mieux saisir la réalité d’un conflit ? La visite par le narrateur du camp de Chatila, au lendemain du massacre, donne lieu à une peinture quasi-insoutenable des amoncellements de corps. Et pourtant, aucun voyeurisme, aucune recherche de sensationnel morbide dans ces pages. C’est de l’intérieur, dans le regard de Georges que l’on ressent l’écœurement, la vérité de la guerre.
Roman du front, mais également roman de l’arrière… Les plus belles pages du livre de Chalandon sont celles qui dépeignent le retour de Georges à Paris après le massacre. Son incapacité à vivre parmi les siens, dans sa famille. Son souhait profond de se retrouver seul alors que sa femme a organisé une petite fête pour son retour. Ses emportements disproportionnés contre les caprices enfantins de sa petite Louise. Même le théâtre ne peut plus rien. Témoin, ce passage dans lequel Georges ne supporte pas une représentation de marionnettes donnée à l’occasion de l’anniversaire de sa fille et s’en prend physiquement au marionnettiste.
En définitive, alors que le propos du livre aurait pu faire craindre une énième fable idéaliste désincarnée regorgeant de bons sentiments, Le Quatrième mur explore en profondeur la complexité des êtres et s’emploie à démêler l’écheveau libanais si difficilement compréhensible, vu de l’occident.
Et si la vocation du théâtre comme du roman consistait à honorer les morts ? Tous les morts. Dans les pas d’Antigone… Grand échec ou petite victoire ?
Etienne Orsini
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