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La Stupeur, Aharon Appelfeld (par Anne Morin)

Ecrit par Anne Morin 06.07.22 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, L'Olivier (Seuil), Israël, Roman

La Stupeur, avril 2022, trad. hébreu, Valérie Zenatti, 252 pages, 22 €

Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: L'Olivier (Seuil)

La Stupeur, Aharon Appelfeld (par Anne Morin)

 

Tout quitter, comme on se dépouille d’un vêtement devenu trop petit et qui enserre. Mais que signifie tout quitter quand ce tout ne recouvre que souffrance, incompréhension, impossibilité à s’exprimer, à se dire ?

Iréna a vécu toute son enfance près d’Adéla, une compagne d’école et une des filles des épiciers juifs de son village. Mais l’heure est à l’épuration, les magasins sont pillés, les Juifs déportés ou exterminés sur place comme la famille Katz. Leur assassinat fait basculer Iréna dans une autre vie, un autre monde : « Iréna tourna la tête : sa vie ici était finie. Une autre vie l’attendait ailleurs. De quelle nature ? Elle n’essaya pas de le deviner. Ce départ ne la réjouissait pas. Elle marchait à petits pas, comme effrayée. Plus elle approchait de la gare, plus il lui semblait que la terre sous ses pieds allait s’ouvrir et qu’un autre sol allait surgir » (p.87).

Sans réfléchir, sans bagages elle quitte maison et mari et prend le train pour se rendre chez sa tante, Yanka, qui vit retirée du monde et « se suffisant à elle-même » : « Que fais-je ici ? se demanda-t-elle dans un vertige » (p.94).

Chemin faisant, elle rencontre aussi « le Vieux », un ermite qui parle peu mais en dit long : « Où nous sommes-nous rencontrés ? fut-elle sur le point de lui demander. Mais elle se souvint aussitôt : c’était Jean le Baptiste, dont le tableau était accroché à l’église au-dessus de l’autel, le visage incliné vers ceux qui s’agenouillaient devant lui, l’implorant de leur rendre la force de prier » (p.158).

Simplement, quand une vieille femme lui demande d’où elle vient, Iréna répond : « J’étais chez ma tante puis chez le Vieux. A présent, je suis à la croisée des chemins » (p.154). Assaillie de remords de n’avoir pu sauver « ses » Juifs, Iréna qui souffrait de violents maux de tête et s’exprimait peu prêche la clémence et clame la judéité du Christ. Entre deux mondes, entre deux vies elle accomplira son destin : sainte pour les unes, sorcière pour les autres, les hommes, ceux qui « mal traitent ». De ses prêches elle sort abattue, ahurie, stupéfaite de ses propres mots qui coulent de source, elle n’en revient pas : « Où veux-tu aller ? – Dans un lieu où il n’y a ni peur ni douleur. – Un tel lieu n’existe pas, lui dit abruptement la tante » (p.122). Iréna erre, tournant en boucle, repassant sur ses pas, rassemblant une horde de femmes malades, meurtries par les hommes qui font figure d’Antéchrist. Les femmes, servantes, pauvresses, prostituées, opprimées ne dénoncent pas, acceptent mais sont poursuivies d’étranges cauchemars. Iréna, par des paroles simples qu’elle ne comprend pas toujours, qui se déversent d’elle comme une source et la laissent interdite, prêche la paix de l’âme et en revient comme d’un voyage initiatique : « C’était un autre Pruth, un Pruth sans oiseaux. Des herbes folles le bordaient sur tout son cours, et il était manifeste que les troupeaux ne venaient plus s’y abreuver, ni se reposer sur ses rives » (p.138).

Son errance se borne à se remettre dans ses propres pas, son message est le plus simple qui soit : Jésus avant d’être Christ était Juif. Mais cette constatation a du mal à se frayer un chemin parmi les paysans qu’elle rencontre, et ce d’autant plus qu’elle double parfois son message d’un avertissement aux femmes : elles ne doivent plus se laisser violenter par les hommes, maris ou clients, destinés à engendrer, leur corps est sacré : « Des pleurs éclatèrent soudain dans la salle. Les femmes firent une quête dans un vieux chapeau qu’elles tendirent à Iréna en disant : “Reviens ici chaque fois que tu auras faim. Nous te nourrirons et t’abreuverons. Ceci n’est qu’une avance”.

– Femmes pleines de bonté, je ne suis pas venue au monde pour recevoir. Je suis venue pour donner » (p.216).

Ce dernier livre, très moderne, d’Aharon Appelfeld, lance un appel : les femmes subissent, les hommes disposent. Voilà quel est le chemin de conscience d’Iréna : quitter l’immobilisme, ne plus s’interdire de juger, se projeter et prôner – à sa juste mesure – la prise de conscience, la parole.

 

Anne Morin

 

Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz, en Bucovine. Lauréat de plusieurs prix, dont les prix Nelly Sachs et Médicis étranger pour Histoire d’une vie, il a publié quarante-cinq livres. Les Editions de l’Olivier ont entrepris de traduire son œuvre depuis 2004. Aharon Appelfeld est mort en 2018. Il est enterré sur les hauteurs de Jérusalem, dans le carré des « êtres précieux » de la ville.

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A propos de l'écrivain

Aharon Appelfeld

Aharon Appelfeld, en hébreu אהרן אפלפלד, né le 16 février 1932 à Jadova, près de Czernowitz, Roumanie est un romancier et poète israélien.

Il est considéré comme le plus grand écrivain israélien de langue hébraïque de la fin du XXe siècle. Il se définit lui-même « comme un Juif qui écrit en Israël ».

Il a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Médicis étranger en 2004, et le Prix Israël.

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.