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L’absente (2) - Brisure, par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 13.10.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

L’absente (2) - Brisure, par Sandrine Ferron-Veillard

 

Des étendues et des jours qui commençaient à 6.15 am, à marée basse. Mon épouse prenait un bain devant « chez nous » entre maîtres et chiens, jeux de bâtons et aboiements autorisés avant dix heures du matin. Des odeurs de vase. Depuis notre terrasse, je guettais ses brasses, un point noir en surface, je guettais son retour. J’étais inquiet.

Zéro goutte en provenance des nuages.

On nous avait bien renseignés. 8000 résidents, 30.000 en période de vacances, une communauté d’artistes, de hippies, de gens fortunés, des retraités, des mines refaites, des mines affaissées. Des maoris chauffeurs de bus, des maoris avachis sur des chantiers, défaits, des femmes obèses, des femmes en pause, des femmes âgées caissières au supermarché. Puis des vacanciers chinois et français, des serveurs ou des jeunes « waffeurs » venus d’Europe ou d’Amérique pour parfaire divers apprentissages. Une destination dite phare, « encore vierge d’un tourisme de masse ». Oneroa nous attirait, Oneroa m’impressionnait.

On nous apostrophait pour une conversation, une photo, un tour en bus, un tour en mer. Nous ne capturions que des bouts de phrases. Depuis douze jours, je notais ce genre de choses innocentes, sans trop savoir pourquoi, je notais des noms de marques. Caroma ou Antoni Gaudi sous « nos » deux tasses, « nos » assiettes Hampton and Masson, ou Sam and Squit sous « nos » verres. Des captages. Des descriptions d’objets ou de nourritures que je croquais sur, dans un carnet vert. Incarner un avocat, être un citron, vivre comme une orange, une motte de beurre, un récipient en carton, humer du pain frais, une pâte à tartiner Herbs Spread ou du Chimichurri, en vrac des compositions vivantes que j’estimais inédites en cet autre hémisphère. Tout aimer, tout transcrire pour ne rien perdre de nos chasses. Nous terminions nos journées vers neuf heures du soir, nous adorions pieds nus des déserts à marées hautes, nous nous aimions sous des cieux diamantés.

Or sous aucun prétexte, nous n’aurions manqué Stony Batter Historic Reserve et ses vestiges. Notre dernière randonnée.

Far end of Waiheke, bunkers at Stony Batter are remnants of Second War defences and an adventure to discover. Big skies, big views, fresh air therapy, north eastern part of Waiheke is now Man O’War station, biggest farm with a mix of paddocks, vineyards and regenerating bush.

Un espace mesuré en « temps de marche », nous comptions environ cinq heures pour effectuer ce trajet. Nous devions étudier avec soin carte et itinéraire, Man O’War Bay Road, Waiheke Road, prendre un bus tôt, descendre au dernier arrêt à Onetangi, un peu après et faire du stop sur une chaussée en terre. Pas de bus jusqu’à Stony Batter. Une terre ocre et mauve, nous avancions vers des ruines.

Une voiture rouge, d’une marque qui m’était inconnue, nous dépassa puis se gara dans un virage. Une paire d’yeux dans un rétroviseur. Une jeune Argentine qui prenait son service au Man O’War restaurant, unique domaine ici. Une chance, nous n’avions guère patienté. Notre conductrice avait un petit ami natif du pays, des copains, un permis de séjour, gagnait bien sa vie et résidait à Ostend depuis deux ans déjà. Nous étions invités à venir boire un verre, à dîner, proposant même de venir nous chercher à Oneroa, à notre adresse. Nous avions remercié. Bétania nous avait embrassés devant Stony Batter, à onze heures devant un écriteau, offrant de venir nous reprendre mais nous avions refusé. Nous souhaitions revenir à pied.

J’avais conservé sa carte de visite, n’ayant vu qu’après ce que Bétania avait écrit au dos. « Beach Parade, Oneroa ». Un jour et un chiffre. Dimanche/7.

Nous avions pique-niqué en direction de Hooks Bay, derrière un rocher pour nous abriter du vent. Derrière nous des vaches marron et des moutons beiges broutaient, point de barrières autour des animaux apprivoisés. Opopo Bay devant nous que nous ne pouvions atteindre, trop escarpée, Owhiti Bay que nous tentions de photographier en vain. Trop d’écart. Nous étions repartis par Stonybatter Road, rapidement, fuyant presque. Derrière nous des tiges d’acier tordues émergeaient des masses et du béton, des souterrains et des bunkers noircis fermés pour travaux.

Nous avions marché une heure jusqu’à Man O’War Bay Road. Près de quatre heures ensuite pour accéder à Waiheke Road. Persévérer de front sur un chemin de terre, nos deux sacs trempés par nos charges et nos sueurs, nous suivions nos pieds, en cadence, nous nous suivions à distance. Aucun de nous n’avait osé évoquer une ambiance, un frisson, voire une apparition. Ces résurgences que ce type de site a priori mythique engendrait. Nos manifestations itinérantes étaient mutiques.

J’avais honte de ce que nous étions soudain devenus.

Des spectres, des drames. Recouverts de poussière rouge. Des visages râpés, des combattants fantômes, des contours d’hommes durcis comprenant qu’abandon, autarcie, perte, retranchement, séparation étaient de funestes synonymes en cet endroit du monde.

Nous étions parvenus à Onetangi aux heures de pointe, rentrés en nous agrippant aux barres d’un autocar bondé, aux fenêtres, aux bras des passagers. Nous y avions rencontré sa sœur. Inaptes à recevoir ou de piètres convives, nous avions reporté, nous étions éreintés, prendre un verre, non pas ce soir. Demain peut-être, après-demain ce serait mieux, nous serions dimanche. Entendu pour un thé dimanche, pour préparer des crêpes typiquement françaises. Nous serions sept invités, chez Mike non, chez sa sœur, ce serait parfait.

Nous avions pris une douche, dîné, bu du thé vert nos jambes étirées en souffrance devant un écran.The Road. Une dangereuse idée. Or nous avions été au bout du DVD, jusqu’aux bonus, ma douce avait insisté. Nous détestions pourtant son atmosphère poisseuse, imprégnant nos habits, « nos » peignoirs, « nos » draps, nos couvertures. Je regrettais nos engouements. Nous avions tardé à nous coucher ce vendredi, en raison des rires et des pétards et des musiques anodines des soirs de week-ends. Et ces jeunes qui nous dérangeaient, qui fumaient, qui buvaient devant « notre » maison faisant crisser des pneus, rugir des scooters. Mais nous n’étions pas inquiets.

Je tenais un magazine, je m’endormais, je me reprenais, je sombrais mon dos soutenu par deux coussins épais.

Mon épouse écoutait une conférence sur ces connexions intimes entre cerveau et corps, ses mains sur son ventre, sa tête sur ma poitrine. Nos membres au repos. Nous entendions nos cœurs, dehors des jurons, des hordes se battre. Des vacarmes inoffensifs sur Beach Parade.

J’étais certain que des barbares œuvraient à moins d’une cinquantaine de mètres de nous.

Je m’étais redressé, apercevant des feux, des feux sauvages au dehors. Et ces stores que je n’avais pas baissés. Nous étions ce soir des ombres en transparence, bientôt des proies. De dehors on nous voyait maintenant. Nous avions bien fermé avant de monter nous coucher, fenêtres et portes, en bas et du côté jardin, je n’étais pas sûr, sûr de rien dorénavant. J’avais éteint et pourtant.

Notre cerveau produit des substances pour permettre à notre corps de se défendre en cas de stress, ce sont des réactions de survie (1).

J’avais peur. Je sentais dans mes intestins une effraction, je sentais nos deux corps frémir, ces frayeurs naissantes au creux des organes vitaux, instantanément des acides m’engourdir. Nos os et nos membranes se contracter, nos cerveaux moites pour mieux nous tendre, nos respirations conjointes se raidir pour ne communiquer désormais que par nos deux peaux, déjà froides.

Je savais que nous étions en danger.

Je perdais de surcroît toute notion de durée, de continuité, de vérité. Je suffoquais. J’étais profondément oppressé.

Un tabouret percuté, un, deux, trois ricanements étouffés et rien de tranchant à portée de mes mains.Son nécessaire de manucure était resté dans son sac, en bas et en bas des couteaux, des ciseaux, des murmures à peine masqués. Enjamber. Fuir. Pressentir des échos au tréfonds de nos êtres sidérés, des rumeurs angoissées, en surface des cris voraces.

Me jeter du deuxième étage. M’abattre ou mordre, essayer ou négocier, combien de secondes pour survivre, combien pour envisager une issue ou une trêve. Comment ne pas mourir, me retirer de mon corps avant de souffrir. Et sauver cette maison dont j’étais garant. J’étais fautif, j’étais incompétent.

Nous serions bannis.

Pensons-nous nos battements de cœur, en interne nos centaines et centaines de mètres de vaisseaux, des centaines et centaines de réactions en chaîne qui meurent, qui naissent et cet esprit qui tient notre corps en bon état de marche, évidemment non. Un esprit doué d’un amour immense pour nous et d’un sens inné pour maintenir notre vie. Chaque jour nous chevauchons un géant et nous devons apprendre ce mariage et chuchoter à son esprit (2).

Sept hommes entrèrent, cernèrent notre couchage. Notre tombeau. Sept hommes debout, jambes écartées, ivres et affamés, sept hommes massifs venus pour s’amuser, patiemment dépecer une habitation. Pas de masques mais des gants. Nous ne bougions pas. Nous nous dévisagions. Sous nos draps accroupis, nous étions nus. Mon épouse sous mon torse, mon dos tenu par ses mains, ses doigts fins, ses doigts tendus, ses mains fondaient sur mon dos. Sa substance s’évaporait dans mon anatomie, je m’engouffrais dans son ossature, nos vécus inscrits dans nos deux chairs. Nos jougs arrachés. Nous nous séparâmes forcés, déchirés sans y être contraints, désunis sans ce besoin de bâtir nos ruines respectives.

Ma compagne m’embrassa, se détournant de moi à jamais. Un adieu aphone. Aucun gémissement. Aucune promesse arrachée. Ses traits, ses rides, sa texture, ses teintes de peau, ses cheveux, ses vêtements. J’avais envie de peindre son visage, de biais, un trait beige d’abord sur son front ensuite sur son nez, des cernes sous ses yeux, son menton en retrait et sa bouche, par petites touches, par petites couches, un portrait, c’était à peu près tout, un front, un nez, des yeux, un menton, sa bouche cernée de rouge.

Sa voix et son amertume, sa voix sourde derrière nos étreintes perverses, derrière nos défaites inconscientes. Nos héritages. Ancrer de nuit davantage chaque signe distinctif de nos personnes, nos deux abîmes. Ne pas omettre, ne rien mépriser. Je résistais aux assauts toxiques.

Je succombais au chagrin de notre amour miroir fendu.

Sept jeunes fauves me possédèrent, dévorèrent mon antre, jouirent dans mon cadavre puis vomirent mes viscères.

Je ne me pardonnais pas.

J’avais échoué.

Je n’avais pas su me retenir.

Je n’avais pas pu fermer derrière ma compagne.

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

(1) D’après Evolve your brain : the science of changing your mind, conférence de Joe Dispenza, Health Communications, Inc, 2007

(2) D’après Evolve your brain : the science of changing your mind, conférence de Joe Dispenza, Health Communications, Inc, 2007

 

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.