Big daddy, Chahdortt Djavann
Big daddy, février 2015, 288 pages, 18 €
Ecrivain(s): Chahdortt Djavann Edition: Grasset
« Lorsque Big daddy m’a demandé ce que je voulais faire dans la vie, avec mon air le plus déterminé, je lui ai répondu : “Je veux entrer dans l’histoire”. Il a éclaté de rire et a posé la main sur ma tête : “C’est bien mon petit, c’est bien. Tu es digne d’être mon fils”. Je n’en croyais pas mes oreilles. “Ça te dit d’être mon fils, hein, ça te dit ?” – Oui, monsieur ai-je osé articuler ».
Ainsi débute Big daddy, le dernier roman de l’écrivain d’origine iranienne Chahdortt Djavann qui alterne romans, par exemple La Muette (Flammarion, 2008), pamphlets comme Bas les voiles ! (Gallimard, 2003), et essais, Ne négociez pas avec le régime iranien (Flammarion, 2009).
L’action se déroule aux États-Unis, dans l’Amérique profonde. Rody, un gamin latino-américain de treize ans, est condamné à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle pour un triple assassinat. Son avocate commise d’office, Nikki Hamilton, va nouer avec lui une relation privilégiée qui va durer une dizaine d’années.
En prison, Rody raconte sa vie à Nikki… Une existence de petit dealer jusqu’au jour où le caïd local, Big daddy, un grand pervers narcissique en mal de paternité, le prend sous son aile pour faire son éducation, ce qui, dans ce milieu, consiste à le dresser physiquement et mentalement pour devenir un malfrat redouté et impitoyable. Nikki prend des notes, retranscrit l’histoire du gamin. En retour et en gage de confiance, elle lui livre des confidences sur sa propre vie depuis son enfance passée dans un milieu aisé irano-américain, mais où elle est très tôt marquée par un vif sentiment de culpabilité et taraudée par un goût certain de la mortification, suite au décès accidentel de son frère, et au suicide de sa mère.
Les récits, s’enchaînent, se répondent, montent inexorablement en tension, en atrocités initiatiques pour Rody, en mal de vivre et d’aimer pour Nikki.
On atteint à mi-parcours du roman ce que l’on pense être le summum du glauque lorsque le garçon se complaît à décrire les tortures et éliminations sordides des obèses que Big daddy se délecte à effacer de la surface du ghetto de la petite ville de Redville, où il règne en maître absolu.
Que nenni… Chahdortt Djavann n’en a pas terminé avec nos nerfs et le récit continue à grimper en puissance, mettant le lecteur en position de voyeur condamné à plonger dans les eaux troubles de la psychologie humaine, quitte à s’y noyer.
Plus la narration de Rody conforte le lecteur dans un sentiment d’empathie à son égard, étant donné les épreuves endurées, plus le portrait de l’avocate devient ambigu et trahit la complexité de sa personnalité.
Mais Rody est-il seulement ce jouet que Big daddy a façonné au gré de sa perversité ? Une victime ou un menteur ? Un innocent ou un manipulateur ? Qu’espère-t-il de son avocate et lui a-t-il tout dit ?
Nikki est-elle une femme au grand cœur, animée des meilleurs intentions, prête à sacrifier sa carrière et son existence pour venir en aide à un gamin paumé ou cherche-t-elle autre chose en s’aliénant l’attention et l’affection de l’adolescent ?
Qui manipule qui ? Qui domine qui ?
Explorant au scalpel la part la plus sombre de l’âme humaine, ne négligeant pas la dimension politique et sociale du contexte – Nikki profite de la campagne de réélection au poste de gouverneur de l’État où est incarcéré Rody pour tenter une réouverture de son dossier par la Cour fédérale – jouant avec aisance de l’intertextualité dans la fin du roman, le tout avec une jouissance et une habileté diaboliques, la romancière livre un texte dense, fouillé, construit au cordeau et sans concession, dont on ne ressort pas indemne.
Lire Big daddy, c’est s’exposer à recevoir en retour une décharge électrique de 2000 volts. Vous voilà prévenus…
Catherine Dutigny/Elsa
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