Vies pøtentielles, Camille de Toledo
Vies pøtentielles, Editions Seuil, 336 p. 19 €
Ecrivain(s): Camille de Toledo Edition: Seuil
Qu’est-ce qui, à la lecture d’un livre, fait mouche à la surface de la psyché ? Qu’est-ce qui nous interroge et nous touche en profondeur sans que nous le réalisions dans l’instant ? Sans la brillante communication de Claude Burgelin, au colloque sur « L’écriture de soi, l’écriture des limites » qui a eu lieu cet été à Cerisy, je n’aurais jamais découvert le roman Vies pøtentielles de Camille de Toledo. Et je n’y serais certainement pas entrée de la même manière. À mon retour, je l’ai lu d’une traite comme on boit un bon vin et en ayant fait abstraction de ce qui en avait été dit. Je l’ai ensuite relu pour analyser les raisons qui ont provoqué en moi un choc.
Dès la première page, Abraham Illitch, qui est à la fois narrateur, exégète et double de l’auteur, nous informe : « Ce livre est composé de trois strates de textes : les histoires, les exégèses, un chant ». L’exergue nous avertit. Camille de Toledo se fait dans ce roman « Collectionneur de gens fêlés pour créer la première galerie de notre orphelinat : une généalogie sans racines, sans lignée ». Ces personnages sont des marginaux aux vies cassées, fracassées, aux désirs effondrés, des « handicapés de la vie qui tentent de survivre ». L’auteur coud autour d’eux une toile qui relie ces destins en morceaux. La quête existentielle de l’auteur tourne autour de plusieurs axes. « Qu’est-ce qu’être père et qu’est-ce qu’être fils ? Que transmet-on de sa lignée ? Que transmet-on de son époque ? »
Nulle recherche de réalisme dans cette « banque de visages » que l’auteur nomme « des ramifictions ». Ce sont plus d’une trentaine de courts portraits qui tiennent du conte initiatique, de la fable. Ils forment une typologie qui se ramifie, se croise pour recréer toute une humanité. Les récits s’enchaînent et s’enchevêtrent pour former une tapisserie en expansion. On y rencontre, entre autres, un boucher avec une hache sur la tête, une femme qui recoud sa peau, une fille qui se regarde dans son appartement depuis le quai d’une gare, une femme qui se tète comme une madone autophage, une enfant forteresse, une femme kamikaze. Certains portent un nom, d’autres sont anonymes.
Chaque fragment de vie est encadré par une exégèse qui, comme dans le Midrash, est un commentaire du texte initial que l’auteur nomme « les archives de mon évitement ».
C’est un roman de l’hybridité tout en tension et en contradiction. La destinataire du récit est Agar, esclave qui donnera son premier fils à Abraham avant d’être chassée par Sarah dans le désert. Derrière se cache l’image de sa femme à qui le livre est dédié.
Camille de Toledo nous affirme que le deuil est nécessaire à l’écriture. Et pourtant, sa visée n’est-elle pas, dans une quête identitaire qu’il sait dérisoire mais incontournable, de creuser le mystère de ses origines comme « un archéologue fouillant son propre crâne », d’en construire le mythe à travers une fiction, de tenter d’accéder ainsi à la vérité de son histoire tout en la masquant dans le même mouvement ? En effet, comme dans la Bible, chaque récit est opaque, incertain. L’auteur est sans illusion sur le résultat. Il sait que les identités ne sont ni fixées ni figées, que chacun porte en soi des éventails de vie, des facettes multiples, « Des rêves inhabités ». « Qui peut dire, je suis là ? ». L’auteur est conscient que nos personnalités sont diffractées, que l’origine est toujours fuyante, fissurée, démembrée, démantelée. Qu’il nous faut accepter « La toxicité de notre vie humaine ». Il affirme : « J’écris depuis le trou où j’ai déposé mon frère, puis ma mère, puis les cendres de mon père. Je n’ai pas encore appris à voler. J’écris entre la colère et le pardon ».
Mais l’auteur ne se limite pas à sa propre existence. Il est lucide sur le monde qui l’entoure. Il interroge la condition humaine où la science oublie la conscience. Et il nous met en garde : « L’existence est un facteur de risque. Les Génies ! ils veulent réduire le risque. Ils réduisent l’existence. Les Génies disent : Nous avons libéré l’homme ! Nous l’avons affranchi du destin ». En fait, ils ne nous ont apporté qu’une « semi-liberté infiniment conditionnée à notre servitude ». Et il conclut : « Quelle science saurait parler des peaux trouées, des corps fendus, de notre idiotie ? Sommes-nous encore des hommes attachés à la chaîne des hommes ? ». Il nous montre tous les travers, les excès, la folie de notre époque.
« Ah, la mauvaise chance que d’être bien instruit ! Je m’obstine à écrire contre : contre le commerce de mon imagination, contre le flot de ce qui m’éclaire ou me divertit ». C’est avec une grande maîtrise que Camille de Toledo décrit l’émiettement psychique, la fracture interne, la déchirure, l’inquiétude, l’héritage qui part en tous sens et dont on ne peut collecter que des débris, l’inconfort, la perte, le rapport au pathologique, au fantastique.
Dans son discours, pas d’unité apparente, pas de certitudes autres que la maladie et la mort, « des familles en miettes, des arbres généalogiques tronqués, des meubles éparpillés ».
L’auteur réussit le pari fou de faire cohabiter une explosion formelle et une cohérence interne. Il se joue de la langue et de ses règles fixées. Dans une écriture du vacillement, Camille de Toledo met à nu « La folie ordinaire, le branle-bas désordonné de toutes choses, les sillons d’une vie d’habitudes » en fracassant la langue, en brisant la syntaxe, en chamboulant le lexique, en lézardant la typographie, en empruntant aux langues étrangères, en jouant sur la polyphonie des registres et des genres, en inventant des néologismes, en éclatant les mots, en brisant, en désarticulant la phrase, en utilisant les onomatopées, en variant les pronoms, en ne se privant pas d’utiliser une langue populaire jusqu’à user de l’insulte en anglais, en citant des auteurs réels ou fictifs, en citant des livres, des films, des noms de jeux vidéo. Il traduit ainsi la coupure, la fissure qui entaille le noyau de l’être. Il produit une langue codée, étrange d’où jaillit « un rire perché au sommet de nos ruines ». A nous, lecteurs à creuser le sens de cette écriture à bout de souffle qu’il nous offre comme une prière. « Ce que je trouve, au bout de cette excavation, ce n’est pas une histoire avec des hasards, des rencontres, des personnages qui nous surprennent, des intrigues qui se nouent. Ce que je découvre, c’est à quel point nous sommes pris entre les mailles de la langue. Il n’y a pas d’issue ».
Vies pøtentielles est un livre marqué par le deuil et qui entame la reconstruction d’une identité problématique. « Hein ? Abraham ? Pourquoi s’obstiner à transmettre ? ». Mais l’auteur affirme à contrario : « L’écrivain n’est pas seul. Il cherche, lui aussi, à se recoller et s’imprégner de tout ce que les autres lui offrent ».
La tonalité du roman de Camille de Toledo se veut à la fois poétique et prophétique. Il affirme en effet : « Sont juifs, je dirais, tous ceux qui portent en eux les trous du 20ème siècle ». Homme livre, homme libre. En écrivant ce roman l’auteur ne cherche-t-il pas à se libérer de ses fantômes ? Et dans ce mouvement, ne parvient-il pas éloigner pour un temps les nôtres ? Camille de Toledo est un passeur. Dans ce texte, par petites touches où l’humour n’est pas absent, l’intime atteint à l’universel. L’auteur nous pose une interrogation éthique sur le sens de l’existence. Ne sommes-nous pas condamnés comme Abraham à « attendre que quelque chose advienne » ?
Pierrette Epsztein
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