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Une pensée philosophique ou L’œuvre de Michel Guérin (1) (par Pierre Windecker)

Ecrit par Pierre Windecker 22.11.19 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

André Leroi-Gourhan, L’évolution ou la liberté contrainte, Michel Guérin, Hermann, juillet 2019, 206 pages, 25 €

Une pensée philosophique ou L’œuvre de Michel Guérin (1) (par Pierre Windecker)

à l’occasion de la parution de « André Leroi-Gourhan, L’évolution ou la liberté contrainte »

 

J’ai consacré plusieurs chroniques à la présentation d’ouvrages de Michel Guérin dans La Cause littéraire. Chacun peut se douter que l’auteur est un vieil ami. Mais il est facile de comprendre que cela ne ferait pas un motif suffisant. Le motif unique, c’est évidemment le sentiment qu’il y a une pensée philosophique de Michel Guérin, et qu’elle mérite à coup sûr d’être mieux connue. Je me suis souvent demandé comment en suggérer l’idée sans tomber dans le travers d’un exposé doctrinal. Le dernier livre de Michel Guérin m’offre peut-être un biais.

Ce livre est consacré à l’anthropologue et préhistorien Leroi-Gourhan, à ses travaux, à ses démarches de chercheur, à ce que Michel Guérin n’hésite pas à appeler sa « pensée ». Sa parution coïncide heureusement avec une réédition du premier livre de Leroi-Gourhan, La Civilisation du renne (Les Belles Lettres, collection Encre marine), accompagné d’une préface de Michel Guérin.

Voici donc un livre consacré à l’anthropologie la plus physique qui soit, celle d’un préhistorien qui s’est efforcé avant tout de comprendre le soubassement mécanique et biologique (stature et disposition du squelette, rapport de l’organisme vivant avec le milieu extérieur) du devenir social et culturel de l’humanité. Un préhistorien dont la phrase la plus connue, la plus citée, est certainement celle-ci : « Nous étions préparés à tout admettre, sauf d’avoir débuté par les pieds ».

Impossible de ne pas voir comme un contraste avec le livre précédent de Michel Guérin, Le Temps de l’art. Son sous-titre annonçait une Anthropologie de la création des modernes. Mais il s’agissait, au premier regard du moins, d’une tout autre anthropologie ! Dans une chronique publiée par La Cause littéraire, je m’étais efforcé de montrer comment ce livre, qui liait le destin historique de l’art européen (depuis le « Grand art » issu de la Renaissance jusqu’à l’art contemporain) à une avancée du nihilisme, puis à sa traversée, proposait bien une anthropologie, mais qu’il fallait prendre celle-ci en un sens… métaphysique.

Bien sûr, il n’y a pas du tout contradiction. On peut s’intéresser à la fois à ce qui a rendu possible, au plan de l’évolution biologique, le langage et le symbolisme chez les hominidés, et à ce que les hommes ont été amenés à penser et à expérimenter « métaphysiquement » grâce à eux, et dont l’art porte témoignage. Essayer d’interpréter « le temps de l’art » comme celui d’un effacement progressif de Dieu et de ses lieutenants successifs (principalement la nature et l’histoire) n’interdit pas de se pencher sur l’œuvre de Leroi-Gourhan pour ce qu’elle a apporté à la compréhension des conditions les plus contingentes qui ont été nécessaires à la genèse de l’homme.

Il n’empêche. Il est tout de même rare qu’un philosophe, un écrivain, enchaîne un livre à l’autre en témoignant de sa capacité, de la nécessité par lui éprouvée, de sa volonté de changer le cap de son attention et de son intérêt à ce point. La surprise des coups de barre ne s’arrête pas là. Si l’on parcourt les titres de la trentaine d’ouvrages publiés par Michel Guérin (je conseille d’en prendre connaissance en consultant son site internet), il y a de quoi donner dans un premier temps le tournis. Je rassemble quatre exemples qui sont à portée de main, en partant de mes chroniques dans La Cause littéraire : elles font s’aligner un essai sur la croyance, aux enjeux lourds, mais qui prenait la forme légère d’un abécédaire (La Croyance de A à Z), le commentaire d’un poème de Valéry (Le Cimetière marin au boléro), le livre consacré au destin de la peinture aux âges modernes dont je viens de rappeler le propos, et maintenant un essai qui porte sur l’œuvre d’un préhistorien.

Avant d’en chercher la raison, arrêtons-nous un instant sur cette diversité. Elle peut susciter le désir d’aller chercher dans cette œuvre multiple ce qui peut faire écho aux intérêts que chacun porte en soi. Il y en a pour tous : La Politique de Stendhal ou La grande Dispute si l’on aime Stendhal et qu’on s’intéresse à ce qui se joue dans l’histoire des passions, et d’abord de l’ambition, au XIXème siècle ; Le Fardeau du monde, qui s’efforce de penser la vie dans une confrontation entre Schopenhauer et Nietzsche, si l’on aime Nietzsche et qu’on a le souci de philosopher De la Consolation comme l’indique le sous-titre ; Un pour tous, abécédaire illustré par des aquarelles de Jean Harambat, si l’on aime Les trois Mousquetaires ; parmi bien d’autres ouvrages consacrés aux arts plastiques, à Rembrandt, à Cézanne, à Marcel Duchamp, François Méchain ou le souci du monde si l’on veut en savoir davantage sur l’œuvre de ce plasticien contemporain (le livre contient de nombreuses reproductions de ses œuvres)… Ce choix ne procède d’aucun ordre. Il n’épuise pas les « rubriques » possibles, encore moins les titres qu’on pourrait ranger sous chacune. Il ne cherche même pas à exprimer de préférences personnelles. Il ne vise qu’à donner une image – vague – de l’étendue et de la variété des objets qui sont à la fois ceux de la pensée de Michel Guérin et ceux de son attachement électif. Car les deux sont évidemment liés. Nietzsche écrivait que « seul l’amour peut juger ». Il faut dire de même que seul l’amour peut penser – ce qui, soit dit en passant, met à la place qu’ils méritent ceux qui confondent la « philosophie au marteau » avec un effort pitoyable de démolition. On a donc là une première manière de saisir l’unité tenace qui circule entre tous les travaux de Michel Guérin, enfouie sous un disparate qui n’est qu’apparent : il n’a jamais rien écrit que de ce qu’il aimait.

Mais cette unité, c’est aussi bien celle dont toute pensée véritable comporte l’exigence. Bien sûr, on a généralement cessé de prétendre administrer la preuve de l’unité d’une pensée en la projetant dans la forme d’un « système ». Mais l’unité postulée et recherchée n’en suppose pas moins (pas moins qu’avant, au temps des systèmes) l’étendue du regard, le changement des perspectives et des objets, car il ne peut pas y avoir de véritable unité quand, au lieu de conserver l’ambition de regarder de tous côtés, on s’accommode d’avance de laisser beaucoup de choses en-dehors de son champ de vision. Rien ne peut donc dispenser la pensée de se mettre à l’épreuve des domaines et des objets apparemment les plus variés. Aucun ne peut rester en dehors de son intérêt, par lequel elle doit se laisser guider.

C’est pourquoi, quand Michel Guérin écrit à propos d’André Leroi-Gourhan : « Tous n’ont pas une égale ambition et certains, même, préfèrent, fustigeant la prétention d’un de omni re scibili, s’en tenir à leur chapelle avec, tout au plus, un petit jardin attenant. Ce ne fut pas, on l’a compris, le profil d’André Leroi-Gourhan » (Préface à La Civilisation du renne, p.XXVIII), je ne peux pas m’empêcher de lui appliquer exactement la formule. Allons au bout des implications de ce rapprochement. Il signifie qu’on peut sans doute être un fort bon scientifique ou même, à certains égards, un fort bon philosophe, sans être encore, pour autant, un penseur. Une marque discriminante du fait qu’on a bien affaire à une pensée, cela reste le fait que toute pensée assume d’être, non pas générique, certes, mais, du moins, générale. Elle ne peut pas être générique, parce qu’il n’y a jamais de « genre » universel qui puisse totaliser l’ensemble de nos savoirs et de nos pensées. Mais elle doit rester générale, en ce sens qu’il lui demeure impossible de s’enclore dans une spécialité. Pourquoi ? Précisément parce que là où il n’y a pas de genre en surplomb dont chaque « espèce », chaque spécialité, serait une simple découpe, il n’y a pas non plus de spécialité qui puisse encore exprimer à son petit niveau ce qui la déborde et qu’elle ne contient pas. C’est bien pour cela qu’on ne manque pas d’exemples de spécialistes fort honnêtes dans leur « chapelle », y compris parmi les philosophes qui se sont choisi une spécialité (comme l’esthétique ou l’épistémologie), mais que l’on voit s’égarer dès que la prétention les prend de faire part au public d’humeurs qu’ils ont cultivées à côté et en dehors. Au contraire, c’est parce qu’ils échappent en même temps à ces limitations et à ces divagations que Michel Guérin tient André Leroi-Gourhan, l’anthropologue, pour un penseur, et que j’essaie de montrer que Michel Guérin, le philosophe, en est un également.

Pouvoir être considéré comme un penseur suppose en effet trois choses : ne rien exclure de sa réflexion ; se soumettre néanmoins à la discipline de ne jamais parler qu’en connaissance de cause ; enfin déployer dans ses recherches (et ses écrits) l’unité, qui se précède toujours elle-même et se construit patiemment, d’une réflexion, d’une vision, d’une énonciation qu’on doit reconnaître comme originales. On doit en ajouter aussitôt une quatrième, car la dernière, l’originalité, se reconnaît toujours à un style, une écriture.

C’est de ce qui fait cette originalité que je voudrais suggérer au moins l’idée dans la suite de cette chronique. Il est impossible de ne pas le faire, même s’il faut rejeter tout exposé doctrinal, parce qu’on sait bien que sans l’originalité, qui consiste justement à « faire la différence », les autres marques présumées de la pensée ne peuvent que s’inverser : la largeur de vue devient du nomadisme intellectuel, la rigueur du pointillisme, l’écriture de l’enjolivure. Je proposerai donc quelques balises pour entrer dans la pensée de Michel Guérin, en suivant un ordre qui permette à cerner à la fin la situation de son dernier livre, celui qui est consacré à André Leroi-Gourhan.

 

Pierre Windecker

 

Michel Guérin est un écrivain et philosophe français né en 1946. Après avoir été professeur de philosophie dans le Secondaire, puis occupé pendant onze ans différents postes diplomatiques comme attaché, puis comme conseiller culturel (Bonn, Vienne, Athènes), il a rejoint le Département des Arts plastiques et sciences de l’art de l’Université de Provence, où il a notamment dirigé le LESA (Laboratoire d’études en Sciences des Arts). Il est actuellement professeur émérite de cette Université, et membre honoraire de l’Institut universitaire de France (chaire Théorie de l’art et de la culture). Parmi ses publications récentes non citées dans cette chronique, signalons encore L’Espace plastique (Bruxelles, La Part de l’Œil, 2008) et Origine de la peinture, sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial(Les Belles Lettres/encre marine, 2013).

 

Pierre Windecker, né en 1947, a été professeur de philosophie en classes Terminales dans l’Académie de Créteil, où il a participé à des activités collégiales de formation initiale et continue des professeurs de philosophie. Il a publié quelques articles et ouvrages parascolaires. En position honoraire, il a tenu ces dernières années, dans le cadre du Collège International de Philosophie, deux séminaires extérieurs, sous le titre Logique de la justice pour l’un, pour l’autre Temporalités historiques et moment présent.


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A propos du rédacteur

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Pierre Windecker, Professeur agrégé de philosophie, a toujours enseigné en classes terminales et été associé par ailleurs à diverses activités de formation des professeurs dans la discipline. Comme retraité, a animé deux séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie.