Une famille américaine, Ayelet Gundar-Goshen (par Anne Morin)
Une famille américaine, Ayelet Gundar-Goshen, Les Presses de la Cité, mars 2024, trad. hébreu, Laurence Klein, 365 pages, 23 €
Edition: Presses de la Cité
Ne se sentir ni d’ici, ni de là-bas : « Parce que nous, les parents, étions des Israéliens qui parlions aussi anglais, alors que lui, notre fils, grandirait en Amérique et serait un Américain qui parlait aussi hébreu » (p.205). C’est la pensée qui vient à Lilach – Lila – au milieu du gué, au milieu de l’histoire.
Un adolescent meurt au cours d’une fête. D’un côté, un adolescent Noir, au regard doux, au corps musclé de géant dont on apprendra qu’il était homosexuel et appartenait à un groupuscule Nation of Islam. De l’autre côté – d’un autre côté –, un adolescent Juif, dans la même classe, petit, maigre, emprunté, qui se fait racketter. Et au centre, au milieu, en toile de fond, l’interrogation d’une mère tiraillée entre ce qu’elle éprouve et ce qu’elle ressent, entre son appartenance et son déracinement, tout se jouant sur fond de violence et d’incompréhension, de fermeture à l’autre. Une mère désorientée : par où commencer ? Où mèneront ses réserves et ses recherches ? Faire profil bas devant la confusion de ses sentiments, de ses appréhensions, de ses lâcher prise.
Ce livre est une traversée de la violence aveugle simplement parce que c’est l’autre, des rivalités de clans. Des circonstances aggravantes viennent se greffer, émanant de deux hommes, l’un en retrait, Mikhaël le père, l’autre en guide, le charismatique Ouri, créateur d’un groupe d’autodéfense. Les deux hommes se ressemblent, s’associent, font à la fois, pour Adam et sa mère, bloc et dispersion : « Ils se ressemblent, ai-je songé, cet homme inconnu et cet homme qui est le mien. Chez Mikhaël, la main du sculpteur s’était arrêtée au milieu de son geste – mon mari avait un beau visage, mais avec quelque chose d’inabouti, d’imparfait, il n’était que presque beau. Chez Ouri, la main avait continué une seconde de trop. Il était trop travaillé. Trop beau » (p.58).
Lilach a fui son pays, Israël, où elle ne croit plus avoir d’issue de secours. Mikhaël a été adopté en Israël par un couple d’Israéliens. Ils ont émigré pour fuir la violence latente, sous-jacente. C’est aussi ici le procès de la haine raciste, de sa résurgence ici, aussi.
Il y a des morts, et des mots pour contraindre l’autre, l’éradiquer.
Il y a ici, aussi, les faibles qui se sentent forts et qui le deviennent quand ils sauvent plus faibles qu’eux, et les forts qui enseignent aux faibles à devenir comme eux, à détruire pour gagner, s’imposer :
« – Tu penses vraiment qu’il s’en serait pris de la même manière à un jeune Noir ?
Il a réfléchi un instant :
– Si on ne t’embête pas parce que tu es juif, ce sera parce que tu portes des lunettes, et on se moquera de toi parce que tu es gros, ou que ton père a une drôle d’allure.
Je m’attendais à une telle réaction de sa part. Quand nous avions décidé de rester aux Etats-Unis, j’avais dit à ma mère que je voulais élever Adam dans un endroit où il n’y avait pas la guerre. A présent, j’avais peur qu’on se soit trompés » (p.138).
Le pas peut être vite franchi entre apprendre à se défendre et apprendre à tuer, il faut agir le premier : « Lilach, avoue quand même que, avec tout ce qui se passe là, ce club d’autodéfense t’aide à mieux dormir la nuit – en tant que mère. Ce qu’on vit en ce moment, c’est une sorte de guerre » (p.152).
En désespoir de cause, Lilach sent remonter en elle ce qui a causé la brisure en évoquant d’un seul souffle la perte de son bébé en Israël : « En fait, j’ai aimé Israël comme une femme battue qui aime son mari violent mais sait qu’elle doit le quitter si elle veut sauver ses enfants » (p.293).
Le dernier chapitre évoque Une visite en terre natale, un retour aux sources ? Non, Un aller simple ? Non… Une visite presque protocolaire, liée au décès de la mère adoptive de Mikhaël, mais pas seulement, une épreuve, et une épreuve à trois :
Mikhaël se sent comme chez lui : « J’enviais sa capacité – pense Lilach – à pouvoir, selon le moment, cesser d’être le DG Mikhaël Shouster, et simplement entrer dans sa chambre d’enfant pour redevenir ce gamin du kibboutz qui jouait au foot (…) » (p.333).
Lilach, elle, se sent de nulle part : « Chez moi, ça ne marchait pas ainsi (…) Peut-être que jamais je ne me sentirais chez moi, ni ici ni là-bas » (p.333).
Adam, à ce moment-là, se sépare : « Mon fils rentrait au pays. Même si ce n’était que pour trois semaines. (…) Je sais qu’il ne reviendra pas vraiment de ce voyage et que, à son retour, il nous annoncera qu’il veut aller vivre en Israël » (p.363-364).
L’histoire se clôt. Faisant un retour arrière sur l’interrogation de Lilach : « Je regarde ces doigts minuscules, des doigts de bébé qui vient de naître, et j’essaie de comprendre s’ils peuvent, en grandissant, devenir des doigts d’assassin. Le jeune mort s’appelle Jamal Jones. Sur la photo du journal, ses yeux noirs ont la douceur du velours. Mon fils s’appelle Adam Shouster. Ses yeux ont la couleur de la mer de Tel-Aviv. Ils disent que c’est lui qui l’a tué. Mais ce n’est pas vrai » (p.13).
« A présent je les regardais en me demandant si c’étaient des doigts d’assassin (…) Ses yeux étaient sombres et agités, comme la mer de Tel-Aviv en hiver. Les yeux de Jamal, sur la photo du salon des Jones, étaient noirs comme du velours » (p.365).
Il n’y a pas de fin, pas de vérité, il faut continuer à vivre entre les deux, entre deux. Et vieillir, ce n’est pas nécessairement grandir.
Anne Morin
Ayelet Gundar-Goshen est née en 1982. Diplômée en psychologie clinique à l’Université de Tel-Aviv, elle partage son temps entre sa pratique, l’écriture et son combat pour la paix. Après Une nuit, Markovitch (2016), encensé par la critique, couronné par le Prix Wizo 2017, et traduit en huit langues, Réveiller les lions (2017) et La menteuse et la ville (2019), tous parus aux Presses de la Cité, ont fait de cette romancière une voix libre et engagée de la littérature israélienne.
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