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Un peu de parole dans un âge de fer (pour un chant odeur de nouveau-né), Jean-Marc Fournier

Ecrit par Matthieu Gosztola 10.10.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Poésie, Les Vanneaux

Un peu de parole dans un âge de fer, mai 2016, 138 p. 18 €

Ecrivain(s): Jean-Marc Fournier Edition: Les Vanneaux

Un peu de parole dans un âge de fer (pour un chant odeur de nouveau-né), Jean-Marc Fournier

Dans le seau reste un peu d’eau,

Offrande aux bêtes et aux dieux,

Ne la buvez pas.

Quelque chose dans la vie

Ne doit pas nous servir.

Sinon la mélodie des mondes

Nous resterait inaudible.

Ce qu’écrit Jean Starobinski de l’acte poétique de Pierre Jean Jouve pourrait convenir parfaitement à celui de Jean-Marc Fournier : « [u]n tel acte poétique, qui met le mystère en lumière sans lui retirer sa qualité de mystère, peut apparaître comme un acte de connaissance, si nous acceptons l’idée d’une connaissance engagée sur d’autres voies que celles du savoir objectif.

Mais il faut dire en même temps que Jouve ne prétend pas connaître toutes les forces qu’il provoque ou qu’il utilise dans le mouvement du langage ; il ne se prétend pas le maître absolu des puissances qui se composent pour donner lieu au poème. Pour Jouve, l’œuvre ne naît jamais sans la participation d’un “univers”, ni sans l’application et la poussée de certaines énergies impersonnelles qui traversent et dépassent la volonté du poète. Celui-ci doit accueillir et amplifier cette “passion” presque étrangère qui intervient en lui ; mais il doit, en même temps, se l’approprier. Dans le rapport de connaissance qui s’établit ici, le poète ne connaît pas son œuvre autant qu’il est connu par elle ; il ne possède pas le monde autant qu’il en est l’instrument ».

Cela se ressent avec force – notamment – dans le passage suivant (« Suffocations et percées de la lumière »), où percent des accents rimbaldiens et ducassiens :

 

1

Le vent n’est toujours pas venu ; le monde suffoque dans la moiteur vaine, à l’odeur fade de la vase. Laisse les choses propices se rassembler comme grossissent les cours d’eau sous la terre, quand le pays offert aux regards, le pays que nous aimons se dessèche sous une loi étrangère. Notre torpeur empêche le souffle du vent ; inutile d’invectiver l’horizon. Le ciel ne bouge pas tant que nous ne sommes pas en route vers nous-mêmes, vers l’ailleurs qui nous recèle.

Même un homme errant serait déjà un sauveur dans cette immobilité qui nous calcine mais interminablement, sans douleur (c’est le pire !). Un homme errant, une voyante folle, parfois ouvrent un chemin ; l’histoire des profondeurs est un effrayant miracle, une atteinte au bon sens. Seul un être archaïque comprendrait, peut-être.

Sur la plage de galets, une vieille femme accroupie ramasse patiemment des débris ou alors des vestiges. Elle n’a guère bougé depuis des jours et des jours… Déchiffre-t-elle quelque chose sur ce quelle contemple ? Attend-elle une tempête salvatrice ou un vaisseau venu de plus loin que tout le grand large ?

2

Les étoiles se révulsent et se déchirent dans le miroir des eaux.

À travers les armures des hommes, les Principes s’entrechoquent ; le sang plus clair que le jour incendie la ramure des arbres. Le réveil du monde est une guerre que les dieux imposent aux hommes pour briser leur règne d’inertie. Tout se disjoint et s’affronte ; le monde semble revenir à ses âges fondateurs de combat et de feu. Le savoir des sages s’embrase et se disperse en cendres comme les constructions des cités. Commencement et fin se confondent ; l’océan, couleur d’airain, renverse les digues les plus solides. Le présent n’est plus qu’une immense brûlure hors du temps.

C’est alors qu’un chant très pur de femme s’est élevé comme s’il venait de nulle part… La vie est devenue silence autour de lui…

Plus tard, la pluie que nous n’attendions plus est venue laver les blessures de notre mémoire polluée.

Rien n’était fini ; rien n’est jamais fini. Le monde, un instant, a soupiré dans la brève extase de l’unité entrevue : l’autre œil de la guerre…

3

Nous ne savons rien ; la beauté du monde et des femmes nous illumine sans nous éclairer. Il n’y a sans doute pas de lumière qui nous attende au coin de l’univers. Qu’en ferions-nous ? La vérité c’est l’eau que tu bois avec le corps et avec l’âme, la vérité c’est la sueur dans la marche, les regards échangés, la foudre qui te blesse et peu à peu se met à vivre au fond de toi, cruelle et délicieuse brûlure… Mais nous sommes inattentifs aux choses à la parole rare…

Un brasier musical peut circuler entre nous comme en nous. Ce brasier musical est déjà là, à peine assoupi. Il est l’éveil, la quête ; il se rit de nos réponses. Enfants du feu et du son, restons fidèles à la vibration ! L’idée nous sert mais reste un magicien à la cage confortable, sans eau, ni feu, ni musique. Nous y rentrons bien vite !

Tout près, la silhouette d’une nymphe ou d’une jeune fille marche, lascive, vers la forêt que la nuit étreint même en plein jour. Nous ne rejoindrons pas cette fleur qui ondule dans le soir ; elle est apparue pour entraîner l’homme dans la forêt de ses propres rêves : unique matrice d’un savoir, ambiguïté, danger, source primitive…

4

La caresse de la nuit, le couchant qui aime tour à tour toutes les couleurs des saisons, les balbutiements chantés et colorés de l’aube ; l’homme partout en exil est ici chez lui, dans ses rares moments de communion avec le Tout…

Mourir, c’est s’affilier à la forêt Première que l’on ne visitait auparavant que dans nos songes.

5

Noël bientôt ; il fait doux, presque trop… Que faisons-nous pour vivifier la communication entre nous tous depuis que le mot « communication » désigne, par un coup de force non-dit et consenti, la logorrhée qui provient de machines toujours plus nombreuses dispensant l’homme d’échanger directement avec son prochain ? Laissons de côté les banalités, souvent justes, sur l’utilité des techniques. Le mal est ici le symptôme d’une crise aussi grave qu’étalée partout. Soyons à contre-courant d’une sorte d’anorexie, de perte de chair qui fait épidémie ; ne pensons pas que nous y échappons pleinement…

Dans cet Avent à l’air douceâtre, restons dans l’amour de ce qui n’est pas serf ou captif. Tenons-nous près de l’eau ; notre monde en manque terriblement et pas seulement au plan matériel. Je lis la soif rentrée, méconnue, sur tant de visages familiers ou rencontrés au hasard… La soif… Je dois moi aussi en porter les stigmates.

Soyons des fontaines, même minuscules, dans le désert surpeuplé. En sommes-nous capables ? Ce n’est pas à nous d’en décider. Des sourciers et des fontainiers invisibles nous dirigent, si nous le voulons un peu. Le monde aspire à son insu au déferlement d’un océan, pour s’y noyer chez beaucoup, pour s’y régénérer chez d’autres ou encore les deux (: comment le savoir ?). D’une façon renouvelée, obscure, le verbe veut toujours se faire chair…

6

Il aima tellement l’ombre des choses qu’il lui resta fidèle jusqu’au bout. Mais la forêt ne voulut pas de lui, car elle-même aspire, secrètement, tragiquement, à la lumière.

Au cœur de la forêt, les nœuds des troncs d’arbres laissent solidaires, non-démêlables, le bien et le mal. A la lisière, l’ombre et la lumière se séparent presque : mystère impénétrable pour les hommes.

7

Je cours entre les arbres, je cours… je n’ai plus d’haleine, plus de force. D’ailleurs, à quoi bon courir ? Mais penser ça, c’est déjà être emporté… Le Mal… Le Mal… Il me poursuit ; il n’a pas besoin de me poursuivre, il est entré en moi dans l’obscurité de la forêt ; plutôt il était déjà en moi mais il se révèle ici dans toute sa force horrible… J’ai perdu tous mes chemins, je fuis au hasard, je dois, même tourner en rond, sans doute… Les oiseaux ne chantent pas ici ; le silence est total ; ce n’est ni la nuit ni le jour. Que dit le Mal ? Que fait-il ? C’est bien au-delà du parler ou de l’action… Il est comme un nuage noir en moi, un énorme nuage noir qui rend tout opaque. Même plus de mots, c’est bien pire… Je cours… Je cours… C’est idiot puisque l’ennemi, l’Adversaire est en moi. C’est ici qu’il se montre dans sa puissance que j’ignorais : la forêt est un lieu de vérité ! De ce qu’il m’a suggéré, nuage glacial, masse de plomb, je n’ai retenu qu’une chose, l’essentiel, le plus fatal qui empoisonne mon sang ; ça se résume par « rien ne vaut la peine de rien ; rien… Tout est vain, tu es vain, le reste et les autres aussi… Tout est risible ». C’est ce rire en moi qui est affreux ; rire de tout, rire de moi, rire fou, folie déjà… Pourquoi je continue à courir ? La folie habite en moi sous cette forme atrocement limpide : tout est néant, non-sens. Rien ni personne ne valent qu’on s’y arrête. Pourquoi est-ce que je ne réponds rien ? Je suis prisonnier de moi, de lui. Mon imposture éclate ; l’imposture est partout. Ah ! Disparaître ainsi que tout le reste… Il n’y a pas de confrontation, l’Adversaire n’est pas en face de moi, il a tout pris…

Pourtant je continue à courir… Courir encore… Je m’affale dans une clairière ; pourquoi une clairière ici ?

Quand je reprends connaissance, je suis affreusement vide ; je n’ai rien à dire ni à l’Adversaire ni à moi-même. L’horrible nuage noir qui m’habitait s’est dissipé… C’est cela qui a dû me sauver du néant dont j’étais devenu le jouet… Je comprends brusquement le vrai sens de l’injonction évangélique : « Ne résistez pas au mal ! » Si j’avais voulu discuter dans la forêt, je me serais perdu pour toujours… J’aurais tourné jusqu’à la fin des temps ou plutôt je me serais vite désintégré dans un « débat intérieur » fait justement pour être stérile, destructeur. Je me suis tu, j’ai supporté mon mal et celui de l’Autre ; j’ai vu mes gouffres sans sombrer totalement. Je suis resté vivant ! Au fond, j’ai bien fait de ne pas m’arrêter de courir : la clairière m’a recueilli !

Après, j’ai beaucoup vomi, j’ai pu boire à une petite source. Enfin, j’ai dormi longtemps, je ne sais pas combien de temps…

8

Après l’épreuve du gouffre, tu peux découvrir la profondeur de la forêt, la sagesse de l’obscur, la paix taciturne des arbres, la croissance aveugle mais ordonnée du monde qui n’est ni du jour ni de la nuit. La forêt longe l’océan, tu peux l’entendre mugir parfois. Elle-même, elle est le fond immobile et animé d’un océan, les entrailles végétales de la vie.

Cet extrait n’est qu’une part de l’ouvrage. Beaucoup de textes sont mus par un style radicalement différent, appartenant à l’épure, au presque silence.

 

Clarté de la neige

Sous le monde lunaire.

Les choses se dessinent,

Un chat a laissé une empreinte

Sur la couche blanche.

L’éternité luit

Dans la mélodie fugitive.

Je voudrais voir

Et ne pas voir

Ce lieu où se rassemblent

Les orages tissés

Pour fendre les glaces

Où notre vie est prise.

Et toujours, alors, c’est le visible qui sollicite, qui passionne le poète, suivant la définition qu’en donne Jean-Christophe Bailly dans Le parti pris des animaux : « Le visible n’est pas une image, ne fonctionne pas comme une image. Il n’est pas ce qui est devant nous, mais ce qui nous entoure, nous précède et nous suit. Sous les yeux le visible se présente comme cette absence de bords et de cadre qui n’est ni un volume ni un simple contenant, mais une vibration, un suspens à l’intérieur duquel le temps a lieu, à des rythmes variables. Ces rythmes du temps forment (tissent) la trame de l’apparence. Le visible est l’ensemble de tous les récitatifs qui fabriquent l’apparence. Ce sont des réseaux, des enchevêtrements, des systèmes de marelles infinis, des puissances d’échos, de rico­chets. À l’intérieur de ces systèmes qui tous ensemble forment une gigantesque et indéfaisable pelote, il y a quantité de trous, de cachettes, de fils non tirés ».

Débusquer quelques-unes de ces cachettes, tirer quelques-uns de ces fils, c’est là toute l’ambition – ô combien méritante – de Jean-Marc Fournier.

 

Matthieu Gosztola

 


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A propos de l'écrivain

Jean-Marc Fournier

 

Jean-Marc Fournier est poète

 


A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com