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Un jeune homme en colère, Salim Bachi (2ème article)

Ecrit par Fawaz Hussain 17.05.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Maghreb, Roman, Gallimard

Un jeune homme en colère, février 2018, 198 pages, 18 €

Ecrivain(s): Salim Bachi Edition: Gallimard

Un jeune homme en colère, Salim Bachi (2ème article)

 

Tristan ou Orphée ? Iseut ou Eurydice ?

Un jeune homme en colère n’est pas le premier roman que je lis de Salim Bachi, loin de là, mais c’est sans doute celui qui m’a le plus ému, au point que j’ai dû suspendre à plusieurs reprises ma lecture pour m’éponger les yeux. Il m’a également beaucoup fait rire, et réfléchir aussi. Dans cette narration à couper le souffle, la tragédie côtoie les scènes les plus loufoques et également les réflexions les plus sérieuses sur le temps qui passe et l’être humain qui trépasse.

Bien élevé, Tristan, le narrateur, se présente dès la première page. C’est la moindre des choses quand on descend d’une famille bourgeoise et qu’on fait partie, bon gré mal gré, des privilégiés. Ses parents lui ont donné ce nom en hommage à Wagner, sans se douter que leur rejeton deviendrait l’incarnation de la tristesse inconsolable. En baptisant sa sœur Eurydice, « par souci d’originalité », ils l’ont en quelque sorte condamnée au même destin que la bien-aimée qu’Orphée descend avec sa lyre chercher aux Enfers pour en revenir bredouille. Tout au long de sa confession d’enfant du XXIe siècle, Tristan vomira cette rage impuissante qui le fait souffrir dans sa chair et dans son âme.

« Tout ce bordel dans ma tête a commencé le soir où Eurydice est morte et ça ne s’est plus arrêté depuis ». Les mots comme « attentats », « le 13 novembre » vont revenir souvent, mais Tristan ne vend la mèche qu’à la page 159, sur les 198 que compte le livre : « pas de chance, quelques jours après, elle se rendait au Bataclan avec Marco », et lui fit partie des rescapés.

Devenu claustrophobe, insomniaque, misanthrope, Tristan va jusqu’à mettre le feu dans la salle de classe et se faire renvoyer. Dans son « esprit tordu », il pensait vaincre le temps qui dévore ses enfants, espérant retrouver sa petite sœur. Trop mûr pour son âge, il se révèle une vraie encyclopédie ambulante, connaissant sur le bout des doigts l’histoire de la pensée et de l’art, celle de la musique classique en particulier. Il sait même tout de « ces écrivains de (s)es couilles qui parlent de leurs bouquins comme si quelqu’un d’autre les avait écrits ». Il classe son père parmi « les vieux cons » et se demande comment sa maman « la pauvre » peut encore aimer « cette tête de bite », son « péquenot de géniteur », « ce vieux salaud » qui se tape toutes les jeunes filles qu’il veut. Il faut dire que depuis la mort d’Eurydice, Tristan est le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le prince de la Butte Montmartre et de la Place Clichy. Il habite du côté de cette « saleté de Sacré-Cœur », qu’il hait comme d’ailleurs « tous ces abrutis de touristes » qu’il trouve « moches ». Dépressif, il pense souvent au suicide depuis la mort d’Eurydice, mais il y a quelque chose qui le retient. Cioran dit que « l’espoir est la vertu des esclaves », et Tristan ne peut s’empêcher de caresser l’espoir de retrouver la sœurette et donc sa raison de vivre. « On vit pourtant de ces petits espoirs à la con qui ne se réaliseront jamais. Le malade rêvera qu’il guérira un jour, le paralytique marchera, l’aveugle verra à nouveau et l’impuissant bandera comme un Turc au hammam… ».

Tristan prétend détester le monde entier, à part Eurydice, cela va de soi, mais il ne faut pas gober tout ce qu’il affirme. Il charge son père, et pourtant cet homme n’est pas si mauvais qu’il nous le décrit. Malgré une vie très chargée d’écrivain à succès, le paternel se penche de son mieux sur ses enfants et leur éducation. Du temps où Tristan et Eurydice étaient petits, il leur lisait des pavés comme Vingt mille lieues sous les mers avant de les encourager à voler de leurs propres ailes et de s’atteler à d’autres pavés comme l’Iliade, l’Odyssée et tout Dostoïevski. Ce père qui a toutes les tares du monde les emmène tout de même en voyage partout pour leur faire plaisir. Toute la mifa a été à Cuba sur les traces d’Ernest Hemingway. Elle a fait le tour des Cyclades où Tristan et Eurydice vont connaître les plus beaux jours de leur vie. Les deux parents fêtent le dix-huitième anniversaire de leur fils dans un grand restaurant qui leur sert à prix d’or des pigeons André Malraux. Tristan n’en revient pas : « C’est pas une blague ça. L’auteur de La Condition humaine et de L’Espoir s’était métamorphosé en pigeon rôti chez Lasserre ».Son père lui avait offert une de ces grosses montres, sans doute de la marque dont parlait un président français selon lequel chaque citoyen français digne de cette appellation contrôlée devait porter un spécimen, un mouvement suisse qui devait valoir à lui seul 10.000 à 20.000 €. Sa mère, cette femme d’une sensibilité à fleur de peau, que les tragédies font chialer comme une madeleine au théâtre, lui avait fait cadeau d’un dessin qui lui avait coûté les yeux de la tête. Non, rien n’est trop cher pour les beaux yeux du triste Tristan orphelin de sœur.

Le narrateur fuit les jeunes de son milieu social. D’ailleurs, il n’a jamais supporté des amis comme JC ou Charles-Henri, qui ne pensent qu’à marcher sur les brisées de leur vieux en termes de réussite sociale et financière. Tout membre de l’élite qu’il est, il déplore les inégalités de cette douce France, pays des droits de l’homme, du citoyen et de l’indifférence. « C’est sûr, vaut mieux habiter le faubourg Saint-Germain ou l’avenue Junot que Trappes ou Saint-Denis lorsque vous voulez faire des conneries ». Préférant les rêveries d’un promeneur solitaire à la Jean-Jacques, Tristan erre jusqu’à quatre heures du matin du côté de la place de Clichy. Parfois, il va du côté de l’île Saint-Louis s’adonner aux vertiges que lui procure la Seine qui continue son bonhomme de chemin jusqu’au pont Mirabeau et au-delà. C’est lorsqu’il va au Louvre grâce à la carte d’abonnement de son père qu’on découvre un autre aspect de sa personnalité. Il nous livre alors des réflexions grandioses sur l’amour, la mort et la religion. Le département des antiquités égyptiennes lui fournit l’occasion d’une méditation en bonne et due forme :

« Face à la mort  – ça va des bandelettes d’Isis au paradis d’Allah –, les hommes ont inventé tout un système de croyances et de rituels à la con pour accepter l’inconcevable, leur disparition pure et simple, corps et âme, comme de grands navires qui sombrent en haute mère. Est-ce qu’on se demande où vont les chiens et les chats ? Et les grands singes qui ont une conscience comme vous et moi, il suffit de regarder leurs yeux pour s’en rendre compte… Où vont-ils donc ? En revanche pourquoi ces mêmes hommes, apeurés au point d’inventer des sornettes, en viennent-ils à tuer leurs semblables pour un bricolage métaphysique mis au point pour nier la mort ? Eh bien parce qu’ils ont perdu la mémoire de leur invention ces blaireaux ».

Tristan n’arrête pas de nous étonner par ses frasques. Dans la première partie, et après treize volées de phrases courtes, il veut nous montrer de quoi il est capable et pond une phrase poétique de vingt-sept lignes à la manière de Proust ou de Gabriel Garcia Marquez dans L’Automne du patriarche.

Dans la troisième partie, l’écriture gagne en allégresse quand Tristan se retrouve à un endroit lugubre où règne la mort. Une syncope le mène tout droit aux urgences de l’hôpital Bichat et là, c’est le délire. Il échange des répliques très croustillantes avec une très belle infirmière qui, piquant un fard quand le zigoto lui avoue préférer les « moules » aux huîtres, montre qu’elle a décodé l’allusion. Tristan s’avère un sacré « comique », même quand il tombe sur un Russe ivrogne qui réclame sa gnôle sous peine de tout saccager. Le colosse « a l’air de sortir d’un bouquin de Dostoïevski ». À sa sortie de l’hôpital, Tristan renoue avec l’écriture poétique après avoir escaladé le mur du cimetière de Montmartre où repose sa petite sœur. Il va à la rencontre « des milliers d’hommes et de femmes et d’enfants [qui] dormaient ici pour une éternité et quelques heures ». Ce volet portant le numéro 0 est le bouquet final, l’apothéose du roman. Le temps et l’espace n’ont plus de sens, d’ailleurs les aiguilles de la grosse montre toute neuve du père s’arrêtent. À présent la douleur dépasse la superficie du corps de Tristan et le cimetière peut donc déborder sur l’ensemble de la ville.

Tristan, le narrateur, a sans doute beaucoup de Salim Bachi, l’auteur. Une fois même, il aperçoit cet écrivain au quatrième étage derrière une fenêtre. En tout cas, il a sa rage, son engagement et son intransigeance. « Je n’aime pas ces pétromonarques que l’on entoure de beaucoup d’égards afin de leur vendre quelque Rafales […]. On dorlote ainsi les princes du Koweït et du Qatar qui arment les milices djihadistes qui assassinent de pauvres gens à Paris et dans le reste du monde ». Et puis, ils ont l’un et l’autre une grand-mère d’origine arabe. La grand-mère de Salim s’appellerait-elle Nora, « Lumière » en arabe, comme celle de Tristan et d’Eurydice ? Tiens, j’ai failli écrire Orphée et Iseut !

 

Fawaz Hussain

 

Lire l'article d'Emmanuelle Caminade sur la même oeuvre

 


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A propos de l'écrivain

Salim Bachi

 

Salim Bachi est né à Alger en 1971 et a vécu à Annaba jusqu’en 1996. Il a quitté l’Algérie en 1997 afin de poursuivre ses études de lettres à Paris (obtenant un DEA de lettres modernes sur l’oeuvre romanesque d’André Malraux) et a été pensionnaire de la Villa Médicis à Rome d’avril 2005 à mars 2006. Il est l’auteur de sept romans, Le chien d’Ulysse (2001), La Kahéna (2003), Tuez-les tous (2006), Le silence de Mahomet (2008), Amours et aventures de Sinbad le marin (2010), Moi Khaled Kelkal (2012), Le dernier été d’un jeune homme (25 septembre 2013), d’un récit, Autoportrait avec Grenade (2005), d’un recueil de nouvelles, Les douze contes de minuit (2006), sans compter les nouvelles publiées dans plusieurs journaux ou revues. Il voyage beaucoup, notamment en Europe et au Maghreb, pour défendre une certaine idée de la littérature, donnant des conférences auprès des étudiants et des lecteurs, dans les universités et les instituts culturels.

 

A propos du rédacteur

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.