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Ubu roi, Nicole Caligaris

Ecrit par Marc Michiels (Le Mot et la Chose) 08.12.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Belfond

Ubu roi, septembre 2014, 208 pages, 17 € (existe aussi en ebook, 11,99 €)

Ecrivain(s): Nicole Caligaris Edition: Belfond

Ubu roi, Nicole Caligaris

 

Avant d’évoquer le roman Ubu roi de Nicole Caligaris, il est nécessaire de revenir sur la singularité de la collection Remake aux éditions Belfond. Le remake est une « pratique » classique au cinéma, cette collection aurait également pu s’appeler Palimpseste, mais non…

N’y aurait-il alors pas de nom pour définir ce concept pour les écrivains ? Ces écritures ne seraient-elles qu’une « vision », une version pâlotte de l’original ? Mais non !

La collection est dirigée par Stéphane Bou et comporte à ce jour les ouvrages suivants : Le retour de Bouvard et Pécuchet de Frédéric Berthet et Le Bonhomme Pons de Bertrand Leclair. Il faut saluer et défendre sans relâche cette démarche, cette pensée du multiple, de la transmission et de l’imagination portée par des auteurs inventifs qui ont su trouver par le reflet d’une tonalité discordante, miroir lumineux des interprétations, une réalité intérieure des corpuscules de la pensée :

« Tout est permis pourvu que le souvenir de l’original ne soit jamais perdu. Le titre en porte la trace, les grands aspects du récit ne changent pas. Mais à partir de là, tous les déplacements, toutes les inventions sont possibles. L’auteur orchestre à sa façon un trajet fait de reprises et de différences, invente librement à partir de l’original ».

Alfred Jarry a seulement quinze ans lorsqu’il compose Ubu Roi, première pièce d’une trilogie comprenantUbu enchaîné et Ubu cocu, écrite à l’origine pour être jouée par des marionnettes. La première représentation a lieu le 10 décembre 1896 et fait alors scandale. Elle raconte, sur le mode burlesque, les aventures d’un ancien capitaine des dragons, qui, après avoir assassiné le Roi Venceslas, et exécuté les nobles ainsi que ceux qui l’avaient aidé à faire son coup d’État, accède au trône d’une Pologne imaginaire. Ubu devra par la suite se méfier du fils du roi déchu, le prince Bougrelas, mais également de la mère Ubu, sa femme, qui fera main basse sur son argent et le contraindra ainsi à fuir le pays avec ses généraux.

Nicole Caligaris, née à Nice en 1959, est l’auteur de plusieurs romans : Barnum des ombres (2003),L’Os du doute (2006), Okosténie (2008), Dans la nuit de samedi à dimanche (2011) et Le paradis entre les jambes (2013), tous parus aux éditions Verticales ; La scie patriotique (1997), Les Samothraces(2000), un récit de voyage, Tacomba (2000) aux éditions Mercure de France ; enfin, un journal de voyage illustré par Albert Lemant aux éditions Joëlle Losfeld : Tombal Cross. Destination Mervyn Peake (2005). Elle est encore l’auteur de Medium is mess, texte court réalisé à partir de dépêches de presse, paru chez Inventaire/Invention en 2007.

« L’écriture commence devant l’impossible, le corps arrêté, l’action sur la matière interrompue, quand le franchissement ne se peut pas, que le temps est retenu, que le corps actif a cédé, incapable d’emprise sur le monde, que la main, inutile outil, est contrainte de s’inventer, au moins pour déposer la trace de son impuissance et cette trace prend sur le mur une valeur énigmatique, elle prend une puissance que la main n’a pas… », Les Hommes Signes, de Nicole Caligaris, éditions remue.net

Dans sa version Remake, Ubu roi est une parodie burlesque sur le pouvoir, la prise de pouvoir aussi, et ce qu’il faut faire pour le garder dans ce monde absurde et réel à la fois – adjoint à la « recherche » sans limite d’un égoïsme boursouflé d’avidité vulgaire et lâche. Un texte d’une permanence sombre, intemporelle, puisque contemporain de chaque époque que nos civilisations traversent – les pieds englués dans la mare au cochon qu’est le totalitarisme de nos absences démocratiques. La grande force de ce texte vient de la distance que les mots suggèrent, entre grotesque, pouvoir tourné en dérision et que rien ne peut sauver sans que de « nouvelles valeurs », enfouies depuis la nuit des temps sous la boue de nos faiblesses ressurgissent par la montée du magma, du sang de la terre, du centre du cœur des hommes, au grand souffle de l’univers, celui à partir duquel le rien devient le tout.

L’auteur revisite l’œuvre de Jarry sous la forme d’une aventure « motnomadiptyque », « en balançant ses mots qui pètent dans la grisaille fleurie de nos bureaucraties entrepreneuriales » dans l’univers de la finance et des guerres internes aux entreprises au fort capital « liquéfié », « offinvisible » et « Inolfactif». Les deux langues, celle de Jarry et de Nicole Caligaris, sont proches de par l’utilisation d’un parler populaire à l’imparfait du subjonctif, mais aussi par leur manière d’inventer, inviter, commander, triompher, tromper, mesurer, le lecteur à des gros mots surréalistes, qui iront jusqu’à vider de sa substance toute violence, celle qu’ils sont « sensé » dénoncer :

« … venez que je vous brise, que je vous slurpe la marne blanche par les canules, versez m’encore, petite vuvuzella, je me sens tout goulu ce matin, avant de mourir des fruits d’un pamplemousse dans mes entrailles, elle se penche, oh midis, Séoul, Sidney et tous les esses des fuseaux retournent se coucher de l’autre côté de la terre, que nous sentons vif, soudain, prometteur de promesses, venez mes amuse-gueule, mes coquilles, que je presse du doigt votre pulpe contractile, que je hume votre plissement salin, que je boive le jus avant de m’en enfiler une, elle hésite, la pucelle, c’est adorable, pas encore vulcanisée à la collagène, avec des vrais poils dans la culotte, faites voir votre bouche qui n’est pas faite pour parler, n’est-ce pas, au contraire du désastre pommandé au rouge que je me suis sur le dos pour le restant de mes jours au motif qu’elle a de l’oseille, venez, que je vous enfourne mon bâton à sucer pendant qu’un CDI se prépare chez Mamamouchin, je soufflerai votre petit nom, venez, que mon majeur officie de l’autre côté de votre appareil, venez, venez, petits œufs noirs, je fouillerai votre matière odorante, votre lucidité, mes œufs, à pleine langue, et vous prendrai, et vous aspirerai jusqu’aux tréfonds de ma pôche ventrale… »

Nicole Caligaris propose un texte d’une grande liberté et « mécaniquement » virtuose, ose, vers, vert un déroulé, d’un envoûtant lyrisme, « dévouté », par un va-et-vient « U Labsesqu’Ub », trivialité des Caïmans de la finance et de la règle de trois qui calque le management vertical du : tu m’aimes, donc tu peux mourir. Délire d’un monde probable, reflétant une certaine vérité, telle une machine à lessiver les plus prompts acariens que nous sommes :

« Ruiné jusqu’à la gonade, son être allait se transformer en rien, en fond de poche où nul ne choisirait plus, en ubu sans capitales, embourbé dans la gourme commune, en dépôt de substance brossé par la balayette, c’était l’heure déjà de parler de lui au passé, de danser sur la plaque gravée à son nom, de perdre jusqu’au souvenir de ce nom, qui était-ce. De repeindre à neuf les murs de son bureau, il n’était plus. Il n’y a qu’un parti à prendre ? Et lequel mon amour ? Ah, la guerre, les consultants n’attendaient que ça, la guerre, ils étaient déjà en pleine supination de la tablette, partis, jubilants, en projet comando, dans l’élaboration de momo, mais la guerre, dieu des dieux, c’étaient des coûts, et il n’avait pas l’intention de donner du pognon, c’était la meilleure, il avait été payé pour la mener, la guerre des saloperies et des saccages, il s’y était montré grand, il n’allait pas maintenant payer pour la faire ! Si ? par fidélissime dulcissime absinthissime chandelle qu’il s’allait enfourner dans le nez à l’instant, va pour la guerre, puisque les enragés à cordons s’y étaient préparés depuis la maternelle, mais sans y laisser un sou, Démerdez-vous ! »

Le texte de Nicole Caligaris est d’une modernité incroyable puisque sans s’y méprendre, l’auteur brosse un monde en totale catharsis et qui se désagrège sous nos diptyques, regard-inconscient posé sur ce que nous n’osons plus « d’écrire », avec des mots classiques et endormis, sous peine d’auto-combustion…

Comme si ces « des cris ptions » nous permettaient d’exprimer l’insondable violence à laquelle nous sommes confrontés : celle des effluves des égocentriques, du pervers narcissique, dominant émasculé par une volonté de puissance impuissante, invisibles que nous sommes, à la sphère puissante du quotidien et des « SuperS » Puissances de la « Phynance ».

Il ne s’agit donc pas d’un Remake, mais d’un Make !

 

Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose

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A propos de l'écrivain

Nicole Caligaris

 

Nicole Caligaris est née à Nice en 1959, elle vit et travaille à Paris. Auteur d’une douzaine de romans, elle a publié le remarqué Barnum des ombres en 2002 aux éditions Verticales, un roman sur les marges urbaines et l’imaginaire des migrations. En 2007 elle compose Okosténie autour du thème de la mémoire et du témoignage. Dans la collection Minimales du même éditeur, Les chaussures, le drapeau, les putains (2003), réflexion littéraire sur le travail comme condition de l’homme moderne et L’Os du doute (2006) qui s’applique encore à décrire l’aliénation laborieuse, mais cette fois du côté des cadres dits « supérieurs ». En février 2011, elle publie aux éditions Verticales Dans la nuit de samedi à dimanche, sept récits d’un seul et même acte, survenu entre deux personnages, une nuit. Le paradis entre les jambes, écrit d’après son souvenir de l’affaire de l’étudiant cannibale japonais, Issei Sagawa, un camarade de fac, est sorti en février 2013. Ubu roi, paru à la rentrée littéraire 2014 aux éditions Belfond, est son nouveau roman.

 

A propos du rédacteur

Marc Michiels (Le Mot et la Chose)

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Né en 1967, Marc Michiels est un auteur de poésie visuelle. Passionné de photographie, de peinture et amoureux infatigable de la culture japonaise, il aime jouer avec les mots, les images et la lumière. Chacun de ses textes invitent au voyage, soit intérieur à la recherche du « qui » et du « Je par le jeu », soit physique entre la France et le Japon. Il a collaboré à différents ouvrages historiques ou artistiques en tant que photographe et est l’auteur de trois recueils de poésies : Aux passions joyeuses (Ed. Ragage, 2009), Aux doigts de bulles (Ed. Ragage, 2010) et Poésie’s (2005-2013). Il travaille actuellement sur un nouveau projet d’écriture baptisé Ailleurs qui s’oriente sur la persévérance du désir, dans l’expérience du « pardon », où les figures et les sentiments dialoguent dans une poétique de l’itinéraire.