Trois gouttes de sang, Sadeq Hedâyat (par Yasmina Mahdi)
Trois gouttes de sang, mai 2019, trad. persan Gilbert Lazard, Farrokh Gaffary, 192 pages, 8,95 €
Ecrivain(s): Sadeq Hedâyat Edition: Zulma
Sang et phosphore
Dès la première nouvelle, Sadeq Hedâyat puise au répertoire allégorique de son pays d’origine, l’Iran, à travers les jardins, la présence des animaux, la musique, la famille, les marginaux, tous étranges et entêtants. Dans un temps bouleversé, traumatisé, chaque récit recoupe un pan de l’histoire syncopée des vieux mondes islamisés, dans des espaces que hantent les morts. L’on y rencontre le chat à « la plainte déchirante », au « roucoulement amoureux », l’œil – sacré, celui du destin, l’œil porte-malheur, jusqu’à l’œil crevé de l’aveugle –, la référence parabolique aux fables, Kâlila wa Dimna, puis l’hommage au poème versifié et à la prose persans.
Ainsi, la nature morte recouverte de poussière, synonyme du passé, se remet à embaumer et à reverdir. La survivance olfactive d’« un parfum de violette » alimente la mélancolie nocturne et la folie, comme le prouve l’acharnement exalté de l’archéologue américain de la nouvelle Le trône d’Abou Nasr, taraudé par l’espoir de trouver la porte qui mène aux trésors enfouis du vieux Chiraz, tentant de déchiffrer des manuscrits complexes, et qui creuse sans ménagement l’entrée du caveau.
Des djinns maléfiques, des épouses vengeresses et savantes, des princes et des califes embaumés des Mille et une nuits surgissent – catatoniques ou vampiresques. L’écrit, la lettre, qu’ils soient manuscrits ou gravés, pierre tirée d’un tombeau, justifient aussi bien les recherches savantes des scientifiques modernes que l’ancienne sagesse des chiromanciens, augures et sorciers. L’hypotypose descriptive de l’auteur téhéranais, laquelle s’enracine dans « l’harmonie imitative » (Et que dit ce silence ?, A. Surgers, G. Declercq, A.-É. Spica) des fables anciennes, permet d’en raviver les images, en engageant un dialogue avec le fabuleux. La rubescence des tissus et des liquides forment un tableau précieux avec la couleur de l’Islam d’« un descendant du Prophète, revêtu d’un châle vert, d’un surtout vert, d’un turban vert, d’un caftan vert, de sandales vertes » (…) désignant du doigt un grand bâtiment vert ».
Quelque chose d’inéluctable s’abat sur « hommes et bêtes (…) sous un soleil de plomb », sur la rotondité des coupoles, des édifices, « quelques boutiques modestes, de celles qui servent à satisfaire les besoins les plus élémentaires, boulangerie, boucherie, droguerie, deux petits cafés et une échoppe de barbier »… À Varâmine ou à Chiraz, le renégat est puni sans ménagement, les coups et les imprécations pleuvent ; sur terre, point de paradis ! La malédiction et l’atrocité se côtoient : « Tout était de la faute de mon mari – que le Feu prenne son cœur – qui m’avait assujettie à la fille d’un marchand de yaourt (…) laide et noiraude, avec une figure grêlée. (…) C’était plus fort que moi : je ne pouvais pas voir la co-épouse et son gosse ». L’anthropomorphisation animale met en lumière la cruauté humaine. Sadeq Hedâyat en profite pour fustiger les dogmes qui déterminent ce qui est licite ou illicite, comme le chien « maudit par les Écritures ». Par ailleurs, l’auteur introduit subtilement une polémique entre l’occidentalisation d’une classe sociale aisée et la survivance des superstitions, ce qui induit un dilemme à l’intérieur d’une diaspora partie étudier en Europe – notamment à Paris –, partagée par une ineffable nostalgie de l’empire perse.
Ainsi, le mécréant qui se rit des croyances religieuses ou magiques, ésotériques, est fait prisonnier d’un enchantement. Comme si la part du refoulé reprenait ses droits, ici sous la forme de figures prestigieuses, celles du « roi Salomon » (…) « de dragons, d’animaux imaginaires et de démons » – une référence à Rostam dans Le livre des Rois (Châh Namé) de Ferdowsi. Les oppositions fondamentales des grandes religions du Verbe se juxtaposent, entre la crainte du retour à l’idolâtrie, qui se manifeste par un refus de la représentation, et l’édification par les splendides modèles artistiques peints, tissés, sculptés des épopées du monde arabo-musulman.
Trois fléaux accablent l’épouse : la stérilité, la répudiation et la polygamie. Des hiérarchies sociales (presque des castes) enserrent une structure qui reste patriarcale, où des misérables survivent de ventes de reliques, d’exorcisme, de sorcellerie, d’incantations et de prières, que pratiquent Arabes, Perses, Turcs et Juifs – des communautés consubstantielles au territoire iranien. Les lieux de ce pays immense défilent, les situations de chaque protagoniste se complexifient, dans une mise en abyme de témoignages enchâssés, ce qui anticipe, entre autres, le cinéma d’Abbas Kiarostami.
S. Hedâyat pratique une écriture de la mobilité, qui collecte, charge puis décharge divers passagers au hasard de la route. Son choix de parler des indésirables, des réprouvés, des petits métiers, à la place des princesses de rêve et des puissants, ce qui confine à une grande modernité, ces dix nouvelles récemment traduites. L’on s’y saoule, l’on se moque, jure, fume de l’opium mais aussi l’on aime, l’on désire, l’on tue…
Yasmina Mahdi
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