Trois étages, Eshkol Nevo (par Anne Morin)
Trois étages, octobre 2018, trad. hébreu Jean-Luc Allouche, 313 pages, 22 €
Ecrivain(s): Eshkol Nevo Edition: Gallimard
Trois étages d’un même immeuble, trois histoires personnelles qui reflètent la vie en condensé, d’un pays qui se cherche. Trois étages, et à chacun d’eux, un manque à vivre, entre ce qui s’est passé – et ce qui est passé –, et ce qui s’est – peut-être – accompli.
Aucun des personnages ne sait exactement où il en est – de son histoire, de sa vie –, ni où il va, ce qu’il cherche ou recherche.
Arnon, en quête d’une hypothétique preuve pour conforter son hypothèse ; Hani, au deuxième étage, la plupart du temps seule avec ses enfants écrit à une amie lointaine et longuement perdue de vue car elle se noie entre le réel et l’imaginé : a-t-elle inventé la visite de son beau-frère et ce qui en a découlé ? Deborah, à l’étage supérieur vit dans le souvenir de sa vie passée avec son mari défunt pour qui elle enregistre sur un répondeur téléphonique ses sentiments et ses errances. Vivant en vase clos, dans le souvenir de la rupture avec leur fils, elle décide soudain de se jeter dehors, à même la rue aux prises à des mouvements de protestation…
Chacun à sa manière cherche une issue, qui à son obsession, qui à sa solitude, qui à son manque. Chacun d’eux a au fond de soi le souvenir d’une vie autre, passée, en pointillés qui refait surface, et en resurgissant, les noie. Un filet d’eau est devenu une vague impétueuse, irrésistible dont ils ne peuvent s’échapper. Y songent-ils même ? empêtrés dans leurs contradictions, étouffés dans cet immeuble qui les enclot.
La réalité les ramène à eux – ou les en éloigne ? –, tous les sens sont possibles, sinon toutes les directions une fois que l’idée fixe et fixée a pris possession d’eux.
Arnon a découvert sa fille de sept ans au verger, avec le vieil Hermann, le voisin. En dépit de toutes les preuves du contrairequ’on lui apporte, il imagine – ? – que la scène est bien une scène de crime, ce qui détruira en fin de compte, son foyer.
Hani, dite « la veuve », reçoit la visite de son beau-frère recherché – ou se l’imagine-t-elle, puisqu’au retour de leur père, les enfants semblent avoir complètement occulté cette soirée ?
Deborah qui a perdu de vue son fils sur injonction de son mari se joint aux mouvements de rue, et par un cheminement complexe, en retrouve la trace.
Une autre vie, meilleure, ou pire, commence pour chacun d’eux. Au travers de cette réflexiondes personnages sur eux-mêmes, sur leur enfermement personnel, Eshkol Nevo brosse aussi un portrait de la vie israélienne : la rue et ses révoltes antigouvernementales, les vergers aux portes de Tel-Aviv, et plus loin le désert et les kibboutz où se côtoient ceux qui fuient pour se retrouver, se refaire, se recomposer :
« L’essentiel, c’est de parler à quelqu’un. Sinon, sans lui, l’individu n’a aucune idée de l’étage où il se situe, et il est condamné à tâtonner désespérément dans le noir, dans la cage d’escalier, pour trouver l’interrupteur » (p.310-311).
Anne Morin
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