Tombé hors du temps, David Grossman
Tombé hors du temps, traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses, 199 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): David Grossman Edition: Seuil« Il y a
Une respiration il y a
Une respiration dans
La douleur il y a
Une respiration » (p. 196)
dit la voix de l’enfant du centaure, en lui.
Une respiration, peut-être quelque chose qui prend à l’extérieur, et qui rejette de l’intérieur, quelque chose qui traverse, un passage. Une respiration, en musique, c’est aussi une pause, avec tout ce qui y passe (« elle peut – la respiration – alors être indiquée par un signe en forme de virgule ou d’apostrophe placée entre deux notes » (Larousse). Pause dans la douleur ? La douleur respirant, vivant d’elle-même ? Se reconstituant autour de son cœur même ? Accommodement de tous les êtres, dans la ville de ce livre-là qui ont pour point commun, point de fuite, d’avoir perdu un enfant.
Tombé hors du temps fait suite au magnifique Une femme fuyant l’annonce. Il faut rappeler qu’au cours de l’écriture d’Une femme fuyant l’annonce, David Grossman a perdu un fils à la guerre et pourtant, et justement, ce livre se terminait par un suspense : Ora s’endormait sur la terre sans savoir si oui, ou non, son fils Ofer était mort, sans nouvelles.
Ce livre-ci est d’une composition déroutante : ni un récit, ni un roman, ni une pièce de théâtre, ni un poème, et tout cela à la fois, un peu à la manière d’une tragédie antique, où tout est écrit et pourtant tout reste à dire, où les personnages se rassemblent autour d’eux-mêmes parce que l’inacceptable a eu lieu ou se prépare et qu’il va falloir le regarder en face, l’envisager. Dans le rôle du coryphée, celui qu’on appelle « le chroniqueur de la ville », qui finira par céder le pas au centaure – mi-écrivain, mi-bureau – qui prendra à son compte (à son conte ?) sinon le dernier mot, du moins celui de la fin :
« (…) j’ai-
Peut-être-
Trouvé
Des mots
Pour le dire » (p. 199).
Cela commence ainsi : un homme se réveille au bout de cinq ans d’un silence refermé autour d’une plaie qui n’en finit pas de s’abreuver en lui : la mort de son fils. Le père cherche un « là-bas » hypothétique où le retrouver, traçant des cercles concentriques de plus en plus larges, bientôt suivis d’une myriade de personnages, qui sont sa diffraction.
La mère va gagner le clocher et observer la guerre qui se déroule dans la vallée, de très haut :
« Mais les plus nombreux sont ceux qui viennent observer
Notre guerre
Eternelle, dans la vallée au-delà des collines (…)
crient
Hourra à tue-tête si
Un soldat – un pauvre diable dont on ne peut
Dire s’il est des nôtres ou des leurs – parvient
A grand-peine
A lever son épée. Tu y étais
Aussi, mon fils, et pourquoi
Donc ? Tu n’avais rien
A y faire » (p. 87).
Seul moment où la condamnation de David Grossman se lève : il est temps de cesser, on ne reconnaît même plus les siens.
Les voix se mêlent, se perdent de vue, puis se répondent, invoquant, se repentant, s’arc-boutant dans un souvenir que la mémoire trahit, le rendant parfois défaillant. Recréant le disparu, comme un praticien dégrossit la roche, extrayant le premier œuvre, ces êtres marchent vers celui qu’ils ont perdu, qui n’est plus dans le même temps qu’eux :
« Ainsi de toi, tu es tombé
Hors du temps, le temps
Dans lequel je demeure » (p. 68).
Ce qu’ils veulent : ne plus se mesurer au souvenir, déchirer le voile :
« Et maintenant je te
Veux
Beaucoup
Plus » (p. 73).
Ils n’ont plus, comme le vieux professeur de mathématiques, de mots pour le dire, dire ce qui est arrivé. Certains nient se souvenir de l’événement, comme le chroniqueur de la ville qui invente un décret absurde l’enjoignant de se fermer la bouche et le cœur, et de murer le souvenir. Le centaure lui-même dira : « Je ne comprendrai pas ce qui est arrivé ni celui que je suis à présent, après que la chose est arrivée. Et le pire, mon petit fonctionnaire, est que si je ne l’écris pas, je ne pourrai pas comprendre non plus qui il est maintenant, lui, je veux dire mon fils » (p. 83).
Après l’espoir de rencontre impossible, les personnages s’imaginent les morts, rebroussant chemin à leur tour après une tentative de retour au monde des vivants :
« Un peu courbés,
Eteints,
Reprenant lentement
Le chemin du retour
Vers leur lieu » (p. 198).
Car il n’est pas de demeure pour eux dans le même que ceux qui ont subi leur perte :
« Me voilà, je ne suis plus.
Je ne suis qu’un programme de vie,
Qui t’appelle à venir
Et être mon chemin –
A advenir, ne serait-ce qu’un court instant,
A te fondre de nouveau
Dans l’être.
Viens, sans hésiter,
Sois,
Je ne suis plus là,
Mon corps est à toi (…) » (p. 126).
Car : « Je ne l’avais pas compris plus tôt.
Le père ne meut pas
Son fils, ce n’est pas mon fils
Que je ranime
Et fais trembler. C’est moi-même (…) » (p. 174).
Si le silence, en réponse à la quête est très lourd à accepter :
« Comment est-ce possible, mon enfant
Que de tous les mots
Qui existent,
Il y en ait un
Auquel jamais
Plus jamais
Il ne me sera jamais répondu ? » (p. 104),
le moment où la vie de celui qui sera toujours l’enfant a basculé ne peut pas non plus être envisagé sans effroi :
« Mais ne vois pas
De mes propres yeux
Ce qui
T’est
Arrivé » (p. 130).
Dans cette vie par procuration qu’est le souvenir, cette évocation est elle-même souhaitée par celui qui a disparu ? :
« Tandis que moi seul,
Orphée,
Importun et ému,
Je t’attire
Ici
Contre ton gré ? » (p. 139).
« Et je pense alors que tu
M’habitues peut-être de la sorte
Progressivement
A l’extinction
De la douleur. Peut-être qu’avec une délicatesse
Sans pareille, avec ta sagesse
Inaltérable,
Tu me prépares
Lentement
A cela,
– Allez ! –
A l’adieu » (p. 91).
On ne rejoint jamais, on ne revient jamais, les mots que l’écrivain-bureau, le centaure, parvient à écrire, s’arrachant à lui-même puisqu’il fait corps avec son outil de travail, sont, simplement, qu’il fautfaire avec :
« Sa mort
N’est pas morte » (p. 199),
puisqu’il ne la connaîtra jamais, puisqu’il n’aura pas accompagné sa survenue, ou au-delà de sa survenue, ce qui de l’autre côté, lui est advenu.
Alors oui, ce sont pour David Grossman
« Des mots
Pour le dire » (p. 199),
ce sont ses mots, les siens pour la perte du sien, bercés comme une consolation.
Anne Morin
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