Terres, Marwan Hoss (par Marc Wetzel)
Marwan HOSS - Terres - Arfuyen, 96 pages, juin 2023, 13€
"Terres" ... Le plus beau mot du monde (en tout cas le plus hospitalier, le plus fondateur, le plus familier) est ici mis, par le titre, au pluriel. Pourquoi ? Pour multiplier les sites de vie de rechange possibles ? Pour suggérer que chacun voit la planète au bout de son nez, et du fond de sa rue ? Pour assurer sols de réception innombrables à notre inévitable chute ? Pas du tout. Marwan Hoss n'écrit pas pour nous alerter (c'est de toute façon trop tard), ni non plus pour nous consoler (chacun est toujours assez doué pour se mentir), mais parce que chaque court poème est ici une petite terre de mots, oui, exactement une terre (et non un ciel, une mer, une lune, car aucun de ces trois ne formerait socle, habitacle, ni mémoire) de mots. "Terres" sont donc pays de mots, car ces mots - toujours simples, communs, courants - sont là, à chaque page, pour former pays, c'est-à-dire contrées où notre action se sente chez elle, que cette action soit, respectivement s'élever, flotter, cueillir ou même fuir :
"Par les couloirs du vent/ les mots voyagent ..." (p.20)
"J'ai nagé avec les mots/ comme un enfant/ joue avec sa vague" (p.21)
"Ramassez ces galets/ ce sont les mots/ de la mer" (p.22)
"Des mots se lancent/ à ma poursuite/ Contre eux je vais/ me fracasser" (p.27)
Mais ces contrées de mots ne sont-elles pas simples pays de papier ? Car ces pays ont un âge, et l'auteur (75 ans) le sait (quand il écrit "Ce pays est ma dernière terre", son constat ne se plaint pourtant de rien). Simplement : sa vie arrive à l'âge de les avoir tous eus; le dernier âge éclaire moins bien qu'eux, par principe, ceux auxquels il succède ("Je n'ai pas d'âge/ mais tous les âges/ Je suis dans les ténèbres/ de mes ultimes repères" p.61); la mémoire s'est affaiblie d'être à présent surmenée. Ainsi, le pays de la page trouve sa première fonction : l'écriture poétique prête main-forte à la mémoire; et l'oeuvre publiée (si mince qu'elle ait souhaité l'être) imprime littéralement cette écriture en son auteur.
"La quintessence des mots/ gouverne mes mains/ Mes poèmes ressuscitent/ ma mémoire" (p.64)
"Où suis-je/ seuls mes poèmes imprimés/ vivent dans ma mémoire" (p.66)
Une oeuvre imprimée, dit merveilleusement l'auteur, permet ainsi aux traces de nos rêves de se faire réalité :
"Un fossile dort au soleil/ Il rêve du temps/ où il était vivant" (p.62)
Autre élément qui trouble : toute la 3eme partie du livre est pays d'amour.
"J'ai deshabillé ton corps
lisse et tendre comme une figue
L'aube te rhabillera
du bleu de son ciel rose" (p.42)
On voit que, présentes ou passées, l'amour aura écrit ses joies distinctes dans la vie de l'auteur (aux joies de comprendre, de se parfaire et de guérir, l'amour ajoute celles, spécifiques, de prendre part vivante à ce qui perfectionne, et de guérir de devoir comprendre). Amour qui n'a ni peur ni honte de l'âge premier qu'il restitue :
"D'où je me trouve
je peux regarder mon enfance
Celle qui m'a donné
le goût de tes lèvres" (p.17)
Les mots d'amour font mémoire d'un pays d'accueil arrivé en nous et entre nous (être aimé, c'est disposer d'un pouvoir sur sa vie qu'on ne tient pas de soi; aimer, c'est confier quelque chose de notre pouvoir de renaître). Une clé inconnue - en tout cas inédite - rouvre en nous une porte ancienne. "Dessine-moi un pouvoir", semble-t-on demander à l'amour; et l'amour veut bien, suggère l'auteur, il acquiesce en bénissant nos mains.
"Sur la feuille respirent
les mots
Tu as libéré mes mains
comme un enfant
dessine une fleur" (p.50)
Mais, aimant ou non, le pays de l'âge venu use et exproprie, ce que même les mots avouent : ("Demain est/ déjà un souvenir", p. 90; "J'entre dans un rêve/ dont je ne sortirai plus" p.91). Comment nous sera-t-il encore une terre ? Pourtant, Marwan Hoss arpente avec profit ce qui se dérobe. Par exemple, l'inertie croissante (on pare de moins en moins souplement aux accélérations du monde), la sécheresse et la ténuité de peau (l'armure acquise mincit) semblent sans remède, mais la fragilité est comme une disponibilité à son corps défendant, et comme une heureuse "susceptibilité" physiologique (on s'irrite ou s'enflamme d'autant mieux de ce à quoi on est exposé que moins de chair nous en protège : plus vif en est paradoxalement, énonce l'auteur, le crépitement)
"Comme cet arbre mort
je peux m'embraser
à la moindre étincelle" (p.88)
Et là où les mots organisent encore l'expérience de vivre, tout encore doit s'affûter, tout peut se nuancer. Ainsi les mots peuvent-ils faire de la déraison, non la réalité d'une existence, mais au moins son contrôlable reflet ! Et ceux mêmes, choisis, du désespoir font venir à bout, non certes de la souffrance, mais de notre clôture en elle ! Comme il l'écrit :
"Ainsi la folie aura été
le miroir de ma vie
Avec mes larmes
j'aurai franchi
les horizons de la douleur" (p.83)
Même si notre mort signifie la fin de tout possible Éden (tout enclos merveilleux, tout jardin des perfections ... se dissolvent en celui qui se dissout), l'Éden, comme son absence, seront-ils encore quelque chose en n'étant justement plus à portée de mots ?
"Je n'ai pas peur de mourir
j'ai peur de la mort
Je sais -
je ne serai plus
d'aucun paradis" (p.75)
La prison de mots de la poésie lui aura donc été, bien plutôt, un pays volant et libre :
"J'habite une cage
qu'un oiseau des îles
m'a prêtée pour la vie" (p.7)
Marc Wetzel
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Marwan Hoss est né à Beyrouth en 1948 de mère italienne et de père libanais. Il est arrivé en France en août 1968. Il a été naturalisé français en 1980. De nombreuses activités ont sillonné son chemin. La plus importante est la création de la galerie portant son nom. Il a été l'ami de grands créateurs - Soulages, Alechinsky, Zao Wou Ki ... - dont il s'est inspiré pour diriger sa vie. Son oeuvre poétique, brève et forte (Jours, paru chez Arfuyen, en 2019, et commenté sur ce site, alors, par Didier Ayres, le montre avec éclat), est d'une constante authenticité, et d'une rare justesse.
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