Tant et tant de guerre, Mercè Rodoreda
Tant et tant de guerre (Quanta, quanta guerra), trad. catalan Bernard Lesfargues, 252 pages, 8 €
Ecrivain(s): Mercè Rodoreda Edition: Gallimard
Etonnant récit et jeu d’emboîtements littéraires que ce Tant et tant de guerre (Quanta, quanta guerra) de la catalane Mercè Rodoreda (1908-1983) ! Il s’agit du dernier récit publié par l’auteure de son vivant, à l’issue d’une carrière littéraire de cinquante années (inaugurée en 1932 avec Sòc una dona honrada ?) et qui compte nombre de romans ou pièces de théâtre, dont La Place du Diamant (La plaça del Diamant, 1962) ou Rue des Camélias (El Carrer de les Camèlies, 1966). Une œuvre qui s’est construite depuis la France au lendemain de la Guerre d’Espagne et sous l’occupation, puis depuis Genève à partir de 1954, ne retrouvant finalement la Catalogne qu’à partir de 1972.
Emboîtement car l’auteure explique que l’idée de Tant et tant de guerre lui est venue à partir d’un film, lui-même adaptation d’un roman. Un film du réalisateur polonais Wojciech Has, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, adaptation magnifique, d’un noir et blanc baroque assez unique en son genre du roman éponyme, Manuscrit trouvé à Saragosse (1794-1810), œuvre toute aussi unique, écrite en français par un autre polonais, le comte Jan Potocki (1761-1815) (1).
Mais si Tant et tant de guerre plonge explicitement ses racines dans l’œuvre de Jan Potocki et au-delà, ce n’est pas tout. Le personnage central et narrateur de Tant et tant de guerre se prénomme Adrià et va hériter à un moment du récit d’un certain Ardèvol, notamment une bibliothèque… Adrià Ardèvol, c’est le nom du personnage central du monumental Confiteor de Jaume Cabré (Jo confesso, 2011), autre écrivain catalan… Difficile de croire qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence (2). Voilà donc ce récit « singulier » bien inséré dans l’histoire de la littérature catalane et mondiale, mais l’essentiel n’est pas encore là…
Tant et tant de guerre est un récit initiatique, un récit picaresque aussi, où chaque histoire ouvre sur une autre histoire qui ouvre sur une autre histoire qui ouvre sur une autre histoire… La guerre, celle d’Espagne en l’occurrence, finit par n’être plus qu’une toile de fond assez distante, à la fois hors de l’histoire (celle des manuels, celle que l’on enseigne, bien ou mal) et imprégnant le récit, les récits. Une guerre sans bataille, sans un coup de feu et sans héros, mais avec ses combattants perdus, ses ruines et ses morts.
La chaîne imprévisible des rencontres et des aventures, des mystères que rencontre le jeune Adrià, jour après jour, page après page, nous raconte l’apprentissage de la vie – de tant de vies possibles – de celui qui est parti de chez lui et erre dans un pays perdu, où les corps des guerriers morts suivent le fil de l’eau, s’accrochant parfois au rivage, pour en être délicatement mais irrépressiblement repoussés par la fourche de la fille du meunier, la bien nommée Eva, et reprendre leur voyage hors de la vie. S’il y a quelque chose de Don Quichotte dans le personnage d’Adrià, par sa pérégrination qui semble sans fin, il en est aussi l’opposé car ses aventures ne sont ni poursuites de rêves littéraires, ni illusions, ni folies, mais bien expériences réelles, jusqu’aux limites de l’imaginaire, du fantastique et, peut-être, du merveilleux.
Ainsi d’Eva, la première femme pour Adrià, à la fois réelle et rêvée, inoubliable et disparue. Eva dont il perdra et retrouvera la trace, pour la perdre à nouveau, la retrouver encore… Ainsi de la vieille, laide avant et au delà de toute vieillesse, qui fabrique des scapulaires à son image et dont un jour hérita Adrià. S’il y a de la légende ou du conte dans le récit de Mercè Rodoreda – jusqu’à évoquer les images et le climat de La Belle et la bête dans la vision qu’en avait eu Cocteau – il y a aussi une forme de réalisme fantastique, poétique, qui marque profondément notre lecture, nous emportant dans un voyage aussi incertain et aussi prenant que celui d’Adrià. Un de ces livres dont l’on ressort, où plutôt dont on se réveille plein d’émerveillement et d’étonnement, pour longtemps sans doute marqué de son empreinte.
Marc Ossorguine
(1) Pour les cinéphiles, les curieux et les cinéphiles curieux, précisons que le film de Wojciech Has date de 1965 et que le noir et blanc superlatif de Mieczysław Jahoda et le visage de Zbigniew Cybulski, disparu à 39 ans en 1967, en font un film difficilement oubliable. Longtemps diffusé dans des copies tronquées, il a été heureusement restauré (merci à Martin Scorcese qui finança la restauration) et est aujourd'hui disponible en DVD.
(2) Surtout si l'on ajoute que Jaume Cabré fait déjà apparaître un Senyor Adrià, collectionneur de livres oubliés, dans une nouvelle du Voyage d'hiver (Viatge d'invern, 2000) !
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