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Tant de larmes ont coulé depuis, Alfons Cervera

Ecrit par Marc Ossorguine 20.06.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Espagne, Roman, La Contre Allée

Tant de larmes ont coulé depuis (Tantas lágrimas han corrido desde entonces), traduit de l’espagnol par Georges Tyras, avril 2014, 224 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Alfons Cervera Edition: La Contre Allée

Tant de larmes ont coulé depuis, Alfons Cervera

 

Voici le quatrième roman d’Alfons Cervera, l’écrivain valencien qui nous est offert, traduit en français par le fidèle et complice George Tyras. Après La couleur du crépuscule et Maquis à La fosse aux ours (premiers titres du cycle de la mémoire qui compte 5 romans), puis Ces vies-là à la Contre allée, voici Tant de larmes ont coulé depuis, Tantas lágrimas han corrido desde entonces, dernier titre publié outre Pyrénées (2012).

Le principal narrateur de ce roman – mais l’on serait tenté de mettre la catégorie « roman » entre guillemets – a émigré en France, à Orange, il y a des années et revient aujourd’hui à son village perdu dans la « Serranía valenciana », Los Yesares, pour l’enterrement de la mère de son ami Alfons. Le récit s’inscrit donc dans une certaine continuité avec le cycle de la mémoire et avec Ces vies-là, et mêle présent et passé, faits réels revisités ou réinventés, voix multiples… révélant et construisant une mémoire d’aujourd’hui sur les souvenirs du passé.

« La mémoire se construit par sauts successifs, en laissant dans son récit des trous intermédiaires, comme si une solution de continuité était possible au bout du compte entre ce qui a existé pour de vrai et ce que nous imaginons ».

La mémoire n’est pas du passé, rappelle Alfons Cervera, mais bien du présent, nourri d’images et de bruits du passé qui se sont fragmentés, dispersés, et dans lesquels on se perd parfois.

Un « labyrinthe d’incertitude » toujours menacé par l’oubli et les mensonges, par l’envahissement du silence. Une mémoire qui ne se soumet pas ou plus aux récits sagement découpés et soigneusement clos que l’histoire, celle qui se dit Histoire, voudrait officialiser pour combler ce que l’auteur désignait dans les dernières pages de Maquis comme les « labyrinthes obscènes du silence ». Mais « l’histoire s’écrit avec des vies et des morts insignifiantes », elle s’inscrit dans les corps, les gestes, les voix, les murs, et, parfois, dans de tels livres. La mémoire de la guerre, autant que la guerre elle-même ne se finissent pas toujours avec la fin de la guerre, et l’exil, qu’il soit politique ou économique, ne connaît pas de fin. Cela vaut que l’on vienne d’Espagne, du Maroc ou de quelque autre pays ou région du monde, et le regard des exilés sur le monde qu’ils perdent et celui qu’ils découvrent est sans doute le même, quelle que soit la couleur de leur peau, l’époque et la géographie de leurs exils.

Au fil du récit, plusieurs voix se croisent, se font écho et parfois se brouillent. Le lecteur n’est plus trop sûr de qui parle à chaque instant, mais cela importe au fond assez peu. Des voix parlent. Des mots se font entendre, souvent hésitants, fragmentaires, parfois confus, parfois redondants. Mais petit à petit, un puzzle d’impressions, de douleurs et de colères, de renoncements et d’espoirs, se compose et nous permet de comprendre un peu mieux le passé et l’histoire de tous ces exilés qui vivent parmi nous et parmi lesquels nous vivons. Ces exilés que nous sommes peut-être aussi, comme tout humain, au fond. Comprendre non pas pour expliquer ou récupérer des explications possibles mais pour « prendre avec soi », au sens le plus fort, au-delà des sentiments de révolte ou de pitié.

Tant de larmes ont coulé depuis est donc un livre sur l’exil et la mémoire, mais pas seulement. C’est aussi un livre qui s’écrit un peu devant nous et où l’auteur-narrateur nous fait part de ses réflexions sur la mémoire et l’exil, sur l’écriture qui pourrait dire cette mémoire destinée au silence et à l’oubli. Il nous parle aussi de sa vie de lecteur ou de spectateur, semant en toute simplicité références explicites ou implicites au fil des pages et dont il livre l’inventaire en fin de volume (René Char, Billy Wilder, Juan Marsé, Juan Carlos Onetti, William Faulkner, Robert Guédiguian…).

Avec la poésie d’une langue simple et profondément riche, Alfons Cervera nous propose un texte qui est aussi une manière d’essai dont les dimensions historiques, poétiques, littéraires et philosophiques, voire sociologiques, ne sont pas « incompatibles », pour une fois. Au fil des pages, les passages que l’on recopie ou que l’on met en évidence d’un coup de crayon se multiplient, et nombre de phrases et d’images résonnent encore une fois le livre refermé. Notre mémoire du livre se construit en se mêlant à nous, s’introduisant dans notre propre labyrinthe d’incertitude par la parole donnée à ces destins oubliés, méprisés, croisés chaque jour mais rarement rencontrés.

L’écriture sait rendre les hésitations de la mémoire, ses balbutiements et ses redondances. Ses silences aussi, qui tendent à réduire chaque phrase, chaque image, à l’essentiel, à économiser le souffle comme l’encre. Cette économie n’est pas pauvreté car elle convoque aussi le hors champ de ce qui est dit, le hors champ des regards et des silences. Ce qui est dit parle aussi de ce qui ne peut ou ne sait se dire, ce qui reste caché et se dérobe au langage ordinaire et reste enfermé dans le silence. La précision et la simplicité de ce qui est dit dispense sans doute d’en dire davantage et permet d’éviter d’en dire trop, de devenir trop bavard.

La multiplicité des voix, ce que l’on a appelé l’écriture chorale d’Alfons Cervera, va dans le même sens. Il n’existe pas de narrateur isolé, qui serait plus légitime que d’autres, qui détiendrait plus de vérité ou d’authenticité. Par contre, il y a bien de la mémoire qui circule, qui se partage et qui lie, qui écrit et construit, pour un temps qui s’effacera aussi, des morceaux épars d’histoire au sein desquels chacun trouve place et nom.

C’est sans doute cela que l’on attend d’un écrivain et d’un livre : qu’il nous révèle une partie du monde que nous ne savions voir et que nous commençons à comprendre, sans forcément chercher à l’expliquer. Une rencontre qui contribue aussi à nous changer et à faire de nous ce que nous sommes et serons demain.

Un livre, une œuvre et une voix à découvrir si ce n’est déjà fait.

 

Marc Ossorguine

 


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A propos de l'écrivain

Alfons Cervera

 

Alfons Cervera, né à Gestalgar en 1947, est un écrivain espagnol de langues espagnole et catalane. Depuis les années 1990, il est l'auteur de plusieurs romans centrés sur la thématique du souvenir de la guerre civile espagnole

 

A propos du rédacteur

Marc Ossorguine

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr