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Songe d’une nuit de Hasard, par Nadia Agsous

Ecrit par Nadia Agsous 16.03.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Songe d’une nuit de Hasard,  par Nadia Agsous

 

Il tombe des hallebardes.

La fosse commune est sur le point de déborder. Assoiffé de vérité, mon ventre absorbe le trop-plein : goutte à goutte. Toutes les inhumanités du monde se concentrent dans mon gros intestin.

Fatigué ! Exténué ! Enflé !

Je râle un peu, des fois un peu plus. Une goutte de pluie, une deuxième puis une énième cinglent mon visage. Leur message tombe comme un couperet…

« Bois et tais-toi ! »

Et j’ai bu. Mes maux. En silence !

Elles dirent encore…

« Avale et tais-toi ! »

Et j’ai avalé. Mes mots. En silence !

Dans la pénombre de la nuit à peine réveillée, mes organes de recueillement sonnent à n’en plus finir : de peur et d’effroi ! Dans le songe de leur état d’inconscience, ils se laissent surprendre par des voix lasses et caustiques qui s’échappent d’un lieu Hors-Monde ; cet immense vide où des êtres miniatures creusent, fouillent, gravent, cherchant inlassablement à expulser les djinns du malheur de la douleur primordiale.

Tandis que les dernières lueurs du jour fuyant se faufilent à travers la brume noirâtre qui a recouvert le ciel, ces voix devenues graves et rocailleuses redoublent d’intensité ; voilà qu’elles se font de plus en plus perceptibles : leurs bredouillements se perdent dans les fumigations étourdissantes de la nuit à peine naissante.

Ah, ces voix qui parlent la langue de nos déchirements au creux de ces lieux d’in-tranquillité, où la haine a englouti l’espérance d’une fraternité en feu ! Feu de l’amour ? Feu de la vie ? Feu des émotions ? Feu des passions ? Feu des corps ? Feu de la liberté ? Feu de la libre pensée ? Feu fulgurant, craquelant de vie et de vitalité ?

Feu disant, feu actant, feu éclairant, feu subjuguant : feu nocturne : éloge funèbre importunant le sommeil des dormeurs éternels qui nous scrutent de leurs yeux aux formes de flambeaux luminescents…

Ah, ces voix… elles disent, elles racontent, encore… encore… et encore… Elles racontent toujours et toujours. Elles disent encore… ? Elles racontent toujours… ?

Ecoutez-les, Ô vous, témoins auriculaires ; vous… vous, voyeurs indécents qui disséquez la vie jusqu’à la perte ! Ecoutez-les, vous, Ô vous, à l’aube et à la tombée de la nuit ! Oyez, oyez leur verbe démoniaque ivre de hargne et d’animadversion ! Oyez !

C’était quand, me dites-vous ? Cette nuit, répétez-vous ? La veille, insistez-vous ? Ou le lendemain du jour où le soleil a oublié de se réveiller, dites-vous toujours et encore ? Hein ?

Ah, leurs voix !!!! Elles déchirent d’angoisse, d’échec et de déception…

Leurs voix…

Oyez !

« Héhé, qui sommes-nous ? Hahahahahahaaa ! Nous ? Nous ? Nous sommes… Nous sommes les Grands Frères de la P’tite Mort ! Nous sommes nés de rencontres illicites entre mâles en mal d’amour ; nous venons de Nulle Part Ailleurs, le royaume de nos commencements et de nos achèvements, ces lieux sans vie, sans âme, où nous peinturlurons de noir et de malheur l’éternité de nos rêves déjantés. Nous n’avons pas de mère, nous n’avons pas de sœur, nous sommes privés de douceur et de tendresse féminines. Nous faisons marcher le Monde au masculin-pluriel ; et c’est bien mieux ainsi !

Au crépuscule de nos échecs quotidiens, nous marchons à la queue leu leu, sur le chemin de l’Inachèvement et, d’une seule main, d’une voix unique, nous détournons le chant joyeux de l’univers que nous emprisonnons dans le miroir de nos monstruosités hallucinatoires. Très tôt, le matin, les yeux embués de sommeil fielleux, nous guettons l’avènement du jour et, pas à pas, doucement, lentement, affectueusement, sournoisement, nous pourchassons les traces de la lumière rayonnante du jour alors qu’elle frissonne à peine de vie et d’allégresse. D’un revers de nos manches dégoulinantes de crasse, nous effaçons les souvenirs des jours heureux. De nos vues hermétiques à la beauté, nous scrutons la lumière qui jaillit des ténèbres des âmes, et au rythme des tremblements de nos pas évanescents, nous allons déposer les débris de glace de nos prières graveleuses sur l’autel du vide de Nulle Part Ailleurs, le foyer de nos ambitions assassines ».

Alors que le brouillard de l’énigme et du mystère allait en s’épaississant, dans la nudité de la nuit agonisante de froid et de cruauté, les Grands Frères de la P’tite Mort interrompirent le cours de leurs incantations. Ils me fixèrent de leurs yeux creux et noirs de haine, et l’un d’eux, le plus puissant, je suppose, me pointa de son petit doigt atrophié, et il me dit sur un ton qui suait de pessimisme :

« – Nous portons ta vie comme un haillon ravaudé. Nous avons été témoins, malgré nous, du ravissement du cœur battant de ton esprit vif et malin, et dans l’aurore de nos vies à peine rougeoyante, nous avons assisté au dépouillement de tes entrailles bouillonnantes, alors que ton âme tremblante et fragile, se tordait de douleur : douleur brûlante d’une vie fripée par la médiocrité divine.

Nous avons surpris des mains drapées dans un tissu vert – Vert de l’éternité – Vert de la fatalité – Vert de la difformité – Vert de la brutalité – oindre ton corps d’huile du pessimisme – Pessimisme noir – qui verrouille les vues et mène vers les abîmes de l’échec primordial.

Dans les interstices des grands chemins creux, boueux, venteux, nous avons vu naître les Djinns de la Dernière Heure, des êtres sombrement flamboyants, enfermés dans l’antichambre glaciale du pandémonium. Leurs glapissements résonnent encore et toujours dans nos bonheurs révolus. Une angoisse âcre et poussiéreuse se dégage de leurs corps devenus UN ; et au fur et à mesure que nous avançons sur les chemins de nos vies décrépies, ces corps devenus UN s’engluent dans les fonds marécageux de la mare des grenouilles ensorcelées.

Ah, tu as de la chance qu’ils soient invisibles ! Car si tu les voyais, tu t’enfuirais : leurs visages sont difformes, leurs corps sont gras et gros. La nuit, ils marchent sur leurs têtes ; le jour, ils regardent, ils épient, ils scrutent, ils contrôlent avec leurs griffes, et à l’approche du jour, ils utilisent leurs jambes pour semer la peur et cultiver l’horreur qui pousse partout, n’importe où, pourvu qu’il y ait de l’ombre et de l’obscurité ! S’il t’arrivait un jour de les rencontrer sur ton chemin pouilleux, tu détourneras ton regard, car ils sont moches et laids. Lorsque Dieu est à leur recherche, il les trouve au bord de l’océan du Paktolos où ils passent leur temps à nager dans les eaux troubles, à la recherche de la pierre qui transforme l’eau en métal précieux, et de leurs nageoires discrètes, ils ébranlent la quiétude des rambières, belles et douces de tendresse.

Rappelle-toi ! Ne l’oublie surtout pas ! Enfonce-le bien dans ta tête ! Ces êtres du mal sont encore plus farouches que nous, Grands Frères de la P’tite Mort ! Ils déchirent le ciel noué ; ils boivent l’eau des étangs marécageux ; ils se nourrissent du sang des pauvres innocents qu’ils s’acharnent à éloigner de la vie Sainte.

Nous… Nous, Grands Frères de la P’tite Mort, sommes témoins de la cupidité des Djinns de la Dernière Heure. Hélas, nous ne pouvons rien pour toi ! Depuis qu’ils ont envahi l’Univers Glaireux, nous avons été dépouillés de nos pouvoirs rédempteurs ! Tes fêlures sont si profondes que seul le Verbe pourra les rabibocher !

Va ! Va boire le lait de la tendresse maternelle !

Bois et tais-toi !

Tu boiras et tu te tairas !

Tu as bu et tu t’es tu !

Déjà, il se fait tard. Et le puits de la vacuité se creuse un peu plus chaque instant de la vie qui coule dans le long fleuve tumultueux de la vie. Dis, sais-tu que l’humanité vient de sombrer dans la mélasse démoniaque ? Sais-tu que nous sommes condamnés à errer, résignés, dans les méandres de l’amour érodé ? Toutes les nuits, lorsque l’obscurité dévoile sa velléité frondeuse, avant de mourir quelques heures, nous cueillons les herbes folles de la conscience de vos échecs. Et c’est alors que nous sombrons dans un état léthargique !

Enfonce-le bien dans ta tête !

Nous ne te tendrons point nos mains ! Nous ne te serons d’aucun secours ! Nous ne t’apporterons aucune aide !

Nous ? Nous dormons le jour, nous œuvrons la nuit et nous disparaissons dans les premières lumières de l’aube rayonnante de promesses creuses.

Laisse-nous ! Va-t’en ! Eloigne-toi de nous ! Disparais de nos vues aveugles ! Ta douleur de l’absurdité nous est insupportable ! Va-t’en ! Rapproche-toi des étoiles qui luisent pendant que la ville, bête et ignorante, dort de son sommeil injuste et éternel !

Va ! Va ! Va ! te dis-je ! Va ! Et ne t’avise surtout pas à nous déranger une autre fois ! Nous serons impitoyables ! Te voilà averti ! »

Me voilà avertiiiiiii !

Cette sentence sonne encore dans mes organes de recueillement comme une issue fatale à mon existence devenue un immense champ de ruines d’où je contemple placidement la vie se déployer dans une spirale de désenchantement.

Il se fait tard

Le ciel a séché ses larmes

Des êtres dorés obombrent la terre de ses ailes de verre

Et moi…

Moi, le cœur triste et lourd de remords, je m’en vais, lentement, rejoindre ces milliers d’anges à l’âme rebelle qui ont échappé à la vigilance des mille et un dieux qui gouvernent nos destinées. Ensemble, main dans la main, nous parodions les actions viles et insidieuses des démons, ces hommes et ces femmes, déchus de leur dimension humaine, le jour où ils et elles ont enfreint les règles de chasteté instaurées par le Grand Dieu tout puissant !

Je les vois, je les regarde, je les observe. Je crois voir leurs lèvres bouger.

Leurs lèvres, ah leurs lèvres ! Elles… Elles ne s’arrêtent pas de gesticuler… Leurs lèvres ! Elles courent, elles courent, leurs lèvres !

Les entendez-vous ? Leurs pas percent mes tympans !

Les voyez-vous ? Mes yeux sont aveuglés par la flamboyance de leurs langues débitées à la venvole !

Leur Verbe est une prière ! Leurs mots sont des lampions lumineux ! Leurs voix nous immergent dans des syrtes abyssales, ces lieux raboteux où des vertus impertinentes ont le don de nous libérer de nos passions tristes et sombres.

Venez ! Venez !

Les démons déchus nous attendent !

J’ai attendu Personne n’est venu

J’ai marché

Des heures et des heures

j’ai pleuré aussi

Des jours et des jours

Je suis revenu et j’ai raconté ce songe de nuit de Hasard qui hante la mémoire de Dieu sans visage.

J’ai attendu encore Personne n’est venu !

 

Nadia Agsous

 


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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.