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Sœurs dans la guerre, Sarah Hall (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 25.06.21 dans La Une Livres, Rivages, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman

Sœurs dans la guerre, mai 2021, trad. anglais, Éric Chedaille, 300 pages, 20 €

Ecrivain(s): Sarah Hall Edition: Rivages

Sœurs dans la guerre, Sarah Hall (par Yasmina Mahdi)

Les centurionnes

Le roman Sœurs dans la guerre se présente comme un document de profilage d’archives, du fichier 1 au fichier 7. Nous allons suivre la quête de Sœur, le personnage principal, depuis une cité, Rith, située dans un secteur « où rodaient les chiens sauvages ». La description des humeurs humides d’une planète nécrosée, ravagée du point de vue climatique, « un fumoir à poisson », d’où s’échappent des miasmes léthaux, provoque la nausée. Les souvenirs de famille, la routine réconfortante, ont cédé la place à un enfer. Les survivants de l’ancien monde sont parqués sur des aires surveillées, répartis dans un habitat insalubre – un univers orwellien. De ce monde périmé ne subsiste plus qu’une « version fantomatique », au milieu « des débris non identifiables ». « La réorganisation », « l’effondrement » qualifient ce no man’s land cauchemardesque.  Il n’y a plus que désolation et pillage, il ne subsiste que des ruines, noyées sous la boue et les ordures. Les administrés sont prisonniers d’un camp sous contrôle de « sbires » au service d’un régime totalitaire, militaires et mercenaires. Il s’agit de « la zone », un endroit non répertorié, une arrière-base où les citoyens sont encagés, d’où il est impossible de s’échapper sans encourir de graves dangers. L’eau courante est réduite, l’électricité coupée, les pluies, les inondations, les ruisseaux, les égouts infiltrent les murs, les appartements, les rues.

Telles les scènes représentées par Chantal Montellier dans Shelter (Métal hurlant, 1977-79), les quartiers sont séparés, délimités, infranchissables, entre les travailleurs à la chaîne, les proscrits et les marginaux, appelés les « Non-Officiels ». Les habitantes de la zone sont soumises à des méthodes brutales de contraception. Une végétation anachronique étouffe et avale les bâtiments abîmés et les anciennes installations électriques. Les maisons individuelles sont abandonnées, endommagées par les herbes, les algues, les insectes et les rongeurs nuisibles, un peu comme après le passage d’un cyclone ou les saisies spectaculaires de l’endettement des subprimes américains.

« Une guerre géopolitique » mine la planète entière. Ce contexte terrifiant anticipe la fin du monde et n’est pas sans rappeler les pires moments de l’histoire. Les gens sont dépouillés de leurs biens personnels et de leur droit à l’intimité, réduits à l’agonie économique. Il y a saisie des corps et saisie des objets. Sœur, l’héroïne courageuse, révoltée, sans patronyme, figure le membre isolé d’une fraternité. Décidée, elle s’évade de Rith dans le but de rejoindre un groupe de femmes « renégates » à Carhullan, lieu dont elle rêve depuis toute petite. La jeune femme entame alors une longue marche pour retrouver Carhullan, cellule protégée, qu’elle pense administrée avec équanimité, un matriarcat protecteur. Sarah Hall utilise l’énumération, l’inventaire et le paralogisme pour décrire les niveaux de dégradation des choses et des êtres, la répression et la multiplicité des états psychiques.

Pour ces femmes qui ont fui « les erreurs monumentales du monde industrialisé », vivre en marge demeure l’unique alternative, au milieu « de landes, de bois et de champs », « en lisière de la civilisation » pour rebâtir une existence frugale mais rude. La lande de bruyères, les monts escarpés, la nature splendide et farouche ne sont pas sans évoquer le terroir mythique des Sœurs Brontë dans le Yorkshire. « L’odeur des herbages et de la tourbe m’environnaient, parfums d’espace et de sang, brûlés et aromatiques ». Or, le passage du franchissement vers ce lieu inconnu est loin d’être idyllique. Sœur va expurger dans la quasi-torture son audace, va être mise à l’épreuve dans un environnement étranger et hostile, avec des méthodes sadiques et sadiennes… Sous l’égide d’une cheffe autoritaire, dans un camp paramilitaire rural, les capacités de résistance de Sœur vont être évaluées, à la limite de la mort. Sœurs dans la guerre est une dystopie, les règles de la communauté se rapprochent de celles des nonnes cloîtrées, reposant sur des principes relevant du monastère ou du phalanstère. Frugalité et partage composent la morale de ce « contingent de femmes » ainsi qu’une discipline de fer. Certaines scènes d’enfermement font penser à celles de THX1138 de George Lucas.

La perspective féministe du groupe, pragmatique et matérialiste, autorise l’apartheid sexuel en maintenant la séparation rigide entre femmes et hommes, faisant montre d’un certain conservatisme et de rudoiement. La temporalité du calendrier grégorien n’existe plus au sein de cette société autogérée. Une réalité brutale sape les naïves spéculations d’adolescente de Sœur. Les traumatismes, les troubles psycho-pathologiques, la résilience sont soignés tant bien que mal par une ancienne infirmière. L’endurance, le combat s’avèrent nécessaires pour surmonter les épreuves de ce régime singulier, parfois compensé par l’amour sororal ou homosexuel.

À Carhullan, la déconstruction des genres s’opère par des procédés brutaux, « traitement (…) ni mieux ni pire que celui que les soldats avaient toujours subi avant d’être déployés sur le terrain ». Pour se libérer de l’oppression étatique, de l’inféodation hétérocrate, la cheffe préconise qu’il s’agit de « déconstruire les versions traditionnelles de notre sexe [à l’aide d’une] cruauté justifiée par le fait que ces constructions avaient été conçues pour durer ». Sans doute l’auteure penche-t-elle pour un féminisme non différencialiste, qui tente de supprimer les stéréotypes figés de la féminité. Les passages de bonheur contemplatif adoucissent l’hypotypose de ce récit initiatique éprouvant : « J’avais toujours aimé les ajoncs, leur odeur sucrée qui s’amplifiait dans la chaleur de l’été, toutes ces gouttes colorées sur les coteaux. Leurs pétales semblaient incroyablement doux et lumineux sur ce fond d’épines sombres et statiques ».

 

Yasmina Mahdi

 

Sarah Hall, née en 1974 à Carlisle en Cumbria, a été distinguée par les Prix James Tiptree Jr, et John Llewelly-Phys. Elle vit en Caroline du Nord.

  • Vu : 1780

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A propos de l'écrivain

Sarah Hall

 

Sarah Hall est une écrivaine née en 1974 en Cumbrie (Angleterre). Elle vit en Caroline du Nord.

Le Michel-Ange électrique (Bourgois 2004)

Comment peindre un homme mort (Bourgois 2010)

 

A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.