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Si rude soit le début, Javier Marías (par Jean-François Mézil)

Ecrit par Jean-François Mézil 08.11.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Espagne, Folio (Gallimard), Roman

Si rude soit le début (Asi empieza lo malo), Javier Marías, Gallimard Folio, septembre 2019, trad. espagnol Marie-Odile Fortier-Masek, 598 pages, 9,50 €

Edition: Folio (Gallimard)

Si rude soit le début, Javier Marías (par Jean-François Mézil)

 

Arrêtons-nous d’abord sur le titre. Juste pour signaler que Juan Marías l’emprunte à Shakespeare (« Thus bad begins and worse remains behind », Hamlet, III, 4) et lire ce que lui-même nous en dit : « Ce qui se passe est passé, irréversible, tels sont la terrible évidence, le poids écrasant des faits. Sans doute vaut-il mieux […] accepter qu’ainsi va le monde. […] Ce n’est qu’une fois que nous avons hoché la tête et haussé les épaules que le pire sera derrière nous, parce qu’au moins il sera déjà passé. Et ainsi le mal ne fait que commencer, le mal qui n’est pas encore arrivé ».

Il y aurait donc une forme de sagesse (toute shakespearienne, s’agissant d’Hamlet) à considérer le mal comme rattaché au passé. Ce faisant, le pire n’est plus à venir : dès le début, il est en germe : dès le début, il nous écrase – aussi vrai que l’arbre en entier est enfermé dans le noyau.

Bien ! Laissons de côté le titre et parcourons un peu le livre.

Nous allons, pendant près de six cents pages, nous promener dans Madrid. Vivre dans un appartement bourgeois. Fréquenter, la nuit, les discothèques. Découvrir aussi le monde du cinéma : Eduardo Muriel, la cinquantaine, est scénariste et réalisateur. Il a pour caractéristique d’être borgne – l’œil de la caméra remplace-t-il celui qu’il a perdu, enfant ? Le jeune Juan De Vere (il n’a que vingt-trois ans) lui sert de secrétaire. Sa jeunesse, sa curiosité, son côté attachant amènent peu à peu Muriel, homme a prioriréservé, à consentir à des confidences. Leurs échanges sont réguliers, quasiment quotidiens. Juan se révèle même un tantinet voyeur et nous fait pénétrer l’intimité de son patron et des gens qui gravitent autour. Il devient, le temps de ce livre, détective privé (quand Eduardo lui donne mission d’épier le pédiatre Jorge Van Vechten ou quand, là de sa propre initiative, il prend la femme de Muriel en filature). Nous le suivons dans son enquête. Nous rassemblons indice après indice.

Élément d’importance, nous sommes au sortir de la mort de Franco : « L’extrême droite […] avait été au pouvoir pendant trente-sept ans, et n’y était plus que depuis cinq ans ». En cette année 1980, l’Espagne traîne un passé douloureux qui mouille, par vagues, le sable des consciences de tous ceux qui ont connu la guerre civile et ont été témoins des atrocités commises de part et d’autre : « à Madrid ou à Séville, en zone républicaine ou en zone franquiste, on ramassait certains mois de nombreux corps sur les routes le matin, comme s’il s’agissait de déchets incongrus pour les éboueurs ». Près de quarante ans ont beau être passés, « tout a encore à voir avec la Guerre », et ceux qui se sont enrichis pendant les quarante ans du franquisme sont suspectés d’infamies. On essaie toutefois, suite aux lois d’amnistie, de cohabiter : « Il va nous falloir vivre avec eux jusqu’à ce que nous soyons tous morts, alors nous commencerons à nous sentir quittes les uns envers les autres ». Sauf qu’il suffit d’une allusion (ragot ou pas ?) pour qu’on soit tentés d’en savoir plus sur tel ou tel. Alors, discrètement, on enquête (ou l’on fait enquêter, à l’instar de Muriel) ; on approche, pas à pas, de la vérité ; on n’est plus très loin de démasquer le coupable… Et puis non, arrière toute ! On préfère effacer l’ardoise, enterrer les exactions – surtout venant de ceux qui nous ont rendu, depuis, des services. On a ainsi l’espoir que le pire restera derrière nous : « L’histoire est pavée d’abus minuscules et de majeures infamies contre lesquels nous ne pouvons rien, et sous lesquels nous croulons ».

La démocratie s’installe et l’on fait tout ce qu’on peut pour se délivrer du passé : sexe, drogue, Movida, etc. Pour la nouvelle génération, ce sont des années de « permissivité et de liberté » ; les hommes plus âgés, ayant eu à subir l’oppression tant militaire que religieuse, regardent un jeune comme Juan « avec tristesse et envie ». La nostalgie de l’âge n’en est, pour eux, que plus accrue : « L’époque semblait si effervescente que tout semblait soudain permis et normal, en flagrant contraste avec les décennies écrasées par la chape de plomb franquiste ». Des années où l’on ne connaît pas encore le sida ; où « d’innombrables couples » attendent la légalisation du divorce en Espagne. C’est donc un livre qui témoigne d’une époque, mais résonne aussi avec l’actualité – ou, plus exactement, avec ce qu’il y a d’éternel dans l’homme.

Juan De Vere, le narrateur, nous fait entrer dans le huis-clos de plusieurs personnages, à commencer bien sûr par Eduardo Muriel et Beatriz Noguera, sa femme. Curieux couple ! L’aveu que Beatriz a fait à son mari dans un moment de colère, après huit ans de mariage – et la perte d’un enfant –, a eu pour effet toxique de faire basculer Eduardo dans la haine. Une haine qui, quoique ambigüe, restera intangible après qu’il aura compris qu’il avait bâti sa vie conjugale sur un mensonge. Qu’a donc fait Beatriz de si irrémissible ? Eduardo n’en rajoute-t-il pas ? Vu qu’on approche les deux personnages par le filtre de la pensée de Juan, on se prend à les aimer tous les deux, sans pouvoir décider qui de l’un ou de l’autre est la victime ou le bourreau. On entre aussi dans les relations de Muriel avec le monde du cinéma. Toujours en quête de trouver des producteurs, il est dans la crainte de voir s’amoindrir sa notoriété.

L’auteur procède par une succession de scènes – certaines enlevées, voire cocasses ; d’autres émouvantes, voire tragiques. On lui reconnaîtra l’art de savoir diluer et de faire un assez long roman de ce qui aurait pu n’être qu’une nouvelle. Il tisse sa toile avec patience, comme une épeire ; use de digressions ; et distille goutte à goutte les révélations. Plus les chapitres avancent, plus on est pris dans un lacis.

Une histoire qui, sur la fin, semble prête à se répéter : Susana, en épousant Juan, ne prend-elle pas la place que Beatriz avait occupée une nuit ? Sans qu’on soit en mesure de dire si pareille répétition ne fera que reproduire le passé (la vie parfois bégaie) ou sera à même de le dissoudre.

 

Jean-François Mézil

 

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A propos du rédacteur

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Jean-François Mézil est né à Cannes. Il vit et écrit à Lautrec. Il a publié, à ce jour, trois romans.