Sérotonine, Michel Houellebecq (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Sérotonine, janvier 2019, 352 pages, 22 €
Ecrivain(s): Michel Houellebecq Edition: Flammarion
Gilets jaunes, gilets verts
Qui connaît l’œuvre de Michel Houellebecq ne sera pas étonné par son nouveau roman en droite ligne de ses « domaines de la lutte ». L’auteur annonçait il y a près de deux ans qu’il renonçait au roman et à la critique politique et sociale au profit de l’amour, enfin d’en toucher le fond ou l’essentiel. Voire…
Certes, de l’amour il est bien question : c’est même la clé du livre. Mais il est recouvert de substrats. Pour les montrer, l’auteur fait preuve de toute sa verve et son autodérision. Poreux à son époque, il anticipait là (car le livre fut écrit avant) l’épisode des gilets jaunes de France par la jacquerie de ses gilets verts normands qui partent en guerre contre le consumérisme d’un capitalisme effréné. Le tout dans une sauce où, et volontairement, rien n’est épargné aux lecteurs surtout lorsqu’il s’agit de la choquer par une sexualité non tempérée via et par exemple la pédophilie ou la zoophilie dont son ingénieur agronome dépressif est la victime.
Annonçant la défaite individuelle et collective de l’occident, le diable se rebiffe dans ce qui tient d’une sotie. Quoique s’affirmant positiviste, sa filiation est moins à chercher chez Auguste Comte que chez le philosophe allemand cher à son cœur : « Aucun romancier, aucun moraliste, aucun poète ne m’aura autant influencé qu’Arthur Schopenhauer. Il ne s’agit même pas de “l’art d’écrire”, de balivernes de ce genre ; il s’agit des conditions préalables auxquelles chacun devrait pouvoir souscrire avant d’avoir le front de proposer sa pensée à l’attention du public », écrivait naguère l’auteur. Il n’a pas changé. Son ombre – ou plutôt sa lumière – la farce est aussi drôle que cruelle.
La « Plateforme » est remplacée ici par un « Carrefour » où beaucoup en prennent pour leur grade dans un irrésistible tir aux pigeons. Il n’épargne ni les Hollandais, ni les Anglais pas plus que la bourgeoisie parisienne. Mais ce ne sont pas les seuls car les salves sont nourries et les formules à l’emporte-pièce de canon. Sérotoninen’a donc rien d’un laborieux exercice manipulant la substance des rêves.
Houellebecq tient à nous faire admettre les évidences qu’il place sous nos yeux et que nous ne voyons pas. Ce qui est vu, par quelque artifice que ce soit, existe : nulle explication n’est nécessaire. C’est le credo des plus excellents observateurs de tout écrivain digne de ce nom : établir avec exactitude l’existence des choses. Les instruments « d’optique » littéraire, en doublant l’œil, élargissent ou approfondissent le champ visuel. Ils rendent visible le « non encore vu ». Ils font se confondre imperceptible et imperçu. Ils tirent de l’ombre où ils stagnent les animalcules que nous sommes. Et une nouvelle fois l’auteur oblige à franchir des frontières interdites.
Imperceptiblement, le texte dilue et déjoue les registres et les catégories (phénomènes réels, rêves), jusqu’au vraisemblable de l’invraisemblance. Existe ici une inquiétante étrangeté dont Freud voyait en Hoffmann le maître inégalé. Mais pour lui, le premier ne fut que le « charlatan autrichien ». Manière de choquer le lecteur à coups de pied de l’âne (l’animal est intelligent). De la sorte il nous conduit, chancelants, près de nos trous d’ombre. Nos certitudes cèdent. Le doute et l’effroi nous saisissent. Mais le rire de la farce est encore plus prégnant : nous devenons les lecteurs abandonnés au charme ravageur du texte.
Jean-Paul Gavard-Perret
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