Proust latino, Rubén Gallo (par Augustin Talbourdel)
Proust latino, Rubén Gallo, octobre 2019, 300 pages, 22 €
Edition: Buchet-Chastel
« Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », écrit Proust dans Le Temps retrouvé. D’où « la vanité des études où on essaie de deviner de qui parle un auteur ». Pourtant, nombreux sont les lecteurs et critiques de la Recherche à avoir tenté, chacun leur tour, de mettre des noms sur des visages. Ce n’est pas l’intention de Rubén Gallo, du moins échappe-t-il à cet écueil en résolvant dès le début de son étude ce faux dilemme qui se pose, en réalité, pour chaque œuvre romanesque. « La vie et l’œuvre de Proust entretiennent la même relation que les carafes plongées dans la Vivonne décrites dans un célèbre passage du roman : la carafe contient l’eau mais est aussi contenue par la rivière. La vie et l’œuvre de Proust sont aussi contenantes et contenues ».
Le travail de Rubén Gallo est original à deux titres. Par son projet : explorer le « continent noir » de l’œuvre proustienne, l’Amérique-latine, et mesurer son importance dans la composition de la Recherche. Par sa méthode : l’auteur entreprend une « lecture à contrepoint » selon l’expression utilisée par Edward Saïd, critique littéraire du XXe siècle, notamment dans L’Orientalisme qui porte sur Salammbô, méthode critique qui consiste à faire dialoguer une œuvre avec un évènement personnel ou politique, un contexte culturel, etc. Aussi, Gallo a-t-il trouvé, dans quatre importantes amitiés ou connaissances de Proust originaires de pays latino-américains, les modèles du grand peintre des salons parisiens de l’avant-guerre, de la vie artistique et politique de la Belle époque, de la « race des tantes ».
En vérité, les modèles subissent une telle défiguration qu’ils sont méconnaissables une fois « transposés » en littérature. De la relation entre Gabriel de Yturri, argentin, et le comte de Montesquiou, Proust a plus ou moins tiré les aventures amoureuses du comte de Charlus avec des « invertis », Morel et Jupien. Dans sa généalogie de la Recherche, Gallo s’attarde aussi sur l’influence de Reynaldo Hahn, pianiste et compositeur vénézuélien qui fut l’amant de Proust, sur ses théories de la musique et de l’homosexualité ; sur l’importance de José-Maria de Heredia comme modèle de poète cubain et dandy parisien. Restent quelques fantômes littéraires, comme un Péruvien qui fait une apparition dans un salon, les étrangers ayant généralement de grandes difficultés à intégrer le clan des Verdurin, couple peu tolérant et irascible.
Au terme de cette lecture croisée de la Recherche et des rapports de Proust avec l’Amérique-Latine, Gallo doit se rendre à l’évidence : il y a plus d’exotisme dans le salon des Guermantes que nulle part ailleurs. Tout y est étranger, pour le néophyte comme pour l’habitué, le social étant aussi éloigné du naturel que deux continents séparés par la mer, deux contrées « situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde ». Le devoir et la tâche d’un écrivain, comme l’écrit Proust, consistent donc, une fois qu’il a parcouru ce continent, à en traduire les mœurs et la langue.
Augustin Talbourdel
Rubén Gallo, Docteur en littérature comparée et responsable du programme de Latin American studies à l’université de Princeton, est un universitaire et essayiste mexicain, spécialiste de Proust et de psychanalyse. Il est connu en France pour la publication de son ouvrage Freud au Mexique aux éditions Campagne première (2013), puis du livre d’entretiens L’Atelier du roman, Conversation à Princeton(avec Mario Vargas Llosa) paru aux éditions Gallimard en 2019. Proust Latino est son premier essai à paraître aux éditions Buchet-Chastel.
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