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Piques et polémiques, René Pommier, par Michel Host

Ecrit par Michel Host le 08.03.17 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Piques et polémiques, René Pommier, éd. Kimé, coll. Détours littéraires, janvier 2017, 157 pages, 19 €

Piques et polémiques, René Pommier, par Michel Host

 

De bois vert

 

« Ceux chez qui je ne trouve que des idées fausses, se persuadent aisément que j’ai des idées fixes », René Pommier

 

On le sait, René Pommier lit les textes et tente de les lire vraiment, tout comme le peintre Courbet, sur le motif, peignait ce qu’il voyait et non ce qu’il croyait ou voulait voir. C’est sa méthode, qui a donné de beaux résultats, des visites éclairantes, notamment chez Sigmund Freud, René Girard, Roland Barthes, et quelques-uns de nos plus grands classiques, tels Molière, Racine, Bossuet… Sa bibliographie est longue, elle n’est pas autrement connue ni reconnue, car marcher contre l’opinion, les préjugés dominants, c’est mettre en péril sa propre démarche : on la vouera aux gémonies ou on l’ignorera. Le silence est certainement la plus ancienne méthode critique – par la non-critique – en littérature, en science et dans bien d’autres domaines.

C’est l’honneur de notre auteur que de poursuivre imperturbablement dans sa voie. Et il nous fait honneur, à nous ses lecteurs, en levant le voile sur l’imprécision, le sens faussé, l’embabouinage, l’usurpation, la mystification… Suivre ce chemin nécessite une dent dure, de l’ironie, un sourire constant. C’est pourquoi René Pommier se met en appétit, ou en jambes, sur quelques pages réservées à de sèches déclarations. En voici quelques-unes, qui déjà orientent son artillerie vers ses cibles :

« Roland Barthes dit que la bêtise le fascine. Rien d’étonnant à cela : l’auteur de Roland Barthes par Roland Barthes a toujours été très narcissique ».

« Le pape François a assurément raison de déplorer le conservatisme des membres de la Curie romaine, mais il omet d’en dénoncer la principale manifestation : l’attachement sénile à des croyances aussi absurdes qu’anachroniques ».

Quand on entend « Allah akbar », on n’a qu’une envie : qu’Allah se barre.

Celle-ci, qui devrait faire réfléchir les critiques pressés de briller à peu de frais et la presque totalité de ceux qui prétendent donner leurs avis sur les œuvres : « Rendant compte d’un livre de Moravia qu’il n’avait pas aimé, Jean-Jacques Brochier avouait : “Il est vrai que je ne trouve pas drôles Le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, et il ajoutait que la seule excuse de ces œuvres était leur époque. J’ai lu quelques livres de Jean-Jacques Brochier, et, au cas où il se serait inquiété du sort que la postérité leur réserverait, j’aurais pu le rassurer pleinement : dans plus de trois siècles, personne ne dira que leur seule excuse était leur époque ». Ajoutons que, oui, moins de cinquante ans après son décès, le peu regretté J.-J. Brochier est déjà entré dans l’oubli.

Celle-ci encore, qui met en scène le distingué linguiste Georges Molinié qui, avec Jean Mazaleyrat, commit un dodu Dictionnaire de la Stylistique, dont je puis témoigner qu’à force de jargon pédantesque, il est illisible en sa presque totalité : « Le pauvre Brutus portait bien son nom. Il n’avait manifestement jamais ouvert le moindre ouvrage de linguistique ou de sémiotique. S’il avait lu Georges Molinié, au lieu de dire “Vertu, tu n’es qu’un mot !”, il n’aurait pas manqué de s’exclamer : “Vertu, tu n’es qu’un signifiant dépourvu de signifié !” ». On s’amusera ainsi, sur une cinquantaine de pages, des approximations et énormités commises par les Trissotins de notre temps, le plus souvent au sommet des honneurs académiques et des colonnes de la presse.

Mais René Pommier pêche volontiers de plus gros poissons. Il égratigne Platon (autant commencer par le commencement !) en lui déniant le droit d’affirmer, avec la complicité de Socrate, que le rhapsode-déclamateur Ion, lors de ses prestations, garde un œil froid et calculateur sur le public, supputant les gains qu’il retirera de la soirée ! Platon qui théoriquement voit dans Ion et ses semblables des êtres en proie aux Muses, à la divinité, des « enthousiasmés » en somme, se met ici en contradiction avec sa propre théorie, péchant par illogisme, et bien qu’intellectuel et philosophe des plus arrogants de son temps, il lui arrive, comme à l’homme du commun, de penser beaucoup, de raisonner beaucoup, mais de peu réfléchir.

L’Aigle de Meaux, le grand Bossuet, au style admirable par ailleurs, s’attire des ennuis à travers son dieu, lequel, dans la Genèse, lors de la « création », met, si l’on peut dire, la charrue avant les bœufs : « … l’Écriture nous fait voir la terre revêtue d’herbes et de toutes sortes de plantes avant que le soleil ait été créé, afin que nous concevions que tout dépend de Dieu seul ». Bossuet sera satisfait de ces extravagances originelles, il les soutiendra, les développera dans divers écrits. Il fera mieux, portant Dieu au rang de monarque absolu, tel un Louis XIV des empires célestes, et du même pas faisant de Louis XIV le roi « de droit divin ». René Pommier ajoute : « … si Dieu lui était apparu, on ne saurait douter qu’il aurait beaucoup ressemblé à Louis XIV… », tout comme Bossuet, du reste, qui lorsqu’il monte en chaire, « éclairé par ses oracles infaillibles », entend « … Dieu lui-même parle(r) par sa bouche ». Quelque développement sur la constitution de l’Empire romain, la découverte des Amériques, laissent voir que le dieu de Bossuet, et Bossuet lui-même, « oublie(nt) souvent de réfléchir ». René Pommier voit, et comment le lui reprocher, dans ces calembredaines divines et humaines, les signes d’un gâtisme plutôt comique. À des hauteurs moins élevées, quel honnête homme ne s’est demandé comment ces jésuites, ces simples croyants se débrouillaient pour « rencontrer Dieu », « l’entendre leur parler »… Comment des vierges dans les couvents, des bergères des Pyrénées… recevaient les visites et les paroles de la Très sainte Vierge Marie, quand c’eût été à eux, les sceptiques, les agnostiques, les incrédules, que ces personnages célestes auraient de préférence dû s’adresser !

Le grand Sigmund, dieu au moins des psychanalystes ralliés à son panache libidinesque, ne trouve pas plus grâce dans cet ouvrage que dans les précédents de notre auteur. On sait que dans la symbolique des objets dont on rêve la nuit, il pouvait voir, pour l’inconfort des dames on l’imagine, dans un parapluie un phallus, et qu’il avait pour habitude constante d’adapter froidement les faits observés à sa théorie du moment, plutôt que l’inverse. Ici, l’amnésie qui frappe les humains dans les toutes premières années de leur existence, parfois jusqu’à leurs huit ans, fait l’objet de la réflexion. Freud va, quant à ses tentatives d’explication, à quelque symptôme approchant la névrose, puis au « refoulement ». Un phénomène exclusivement psychique, donc, quand récemment des neurologues nous l’on confirmé, il ne s’agit que de connections non encore établies entre neurones et synapses. Les grands singes semblent moins affectés que les humains, lesquels mettent une année avant de marcher et de courir. Le girafon, l’antilope qui vient d’être mise bas, doivent se dresser sur leurs pattes et courir dans les dix à quinze minutes, sous peine d’être dévorés par les prédateurs. Le petit d’homme ne peut prétendre à un tel exploit. Quant à ce dernier, René Pommier fait un rapprochement utile entre l’amnésie néo-natale et l’amnésie sénile. Il pose quelques questions auxquelles Freud a négligé de répondre : l’explication par la vivacité des « premières impressions » ne semble pas pouvoir être poursuivie. Pourquoi l’événement majeur de la naissance ne laisse-t-il aucune trace dans la mémoire individuelle ? Pourquoi ne nous mettons-nous à courir alors que de se dégourdir les jambes semble la chose la plus naturelle dès que nous sortons du ventre de notre Mère ? Les premiers souvenirs s’effacent dans l’instant ou presque… Pourquoi ? Méritaient-ils le statut de souvenir ? Le « refoulement » est l’explication freudienne. René Pommier souligne ceci : « Quand on prétend résoudre un problème qui ne se pose pas, on ne peut que proposer une solution, qui, pour le moins, ne s’impose pas. À une question absurde on ne peut apporter qu’une réponse également absurde ». Freud, à partir de ce refoulement, dérivera vers l’amnésie hystérique, etc. Pour notre auteur, « … il n’y a pas de problème de l’amnésie infantile. Nous n’avons pas de souvenirs de la petite enfance, non parce que nous avons oublié, mais parce que nous n’avons pas enregistré ». Si l’on suit la démonstration, force est de constater qu’il y a du laisser-aller dans la pensée de Freud.

Le même Freud est à nouveau pris à partie à propos de son argumentation « contestable et totalement infondée » concernant d’une bêtise commise par Goethe dans son enfance. C’est instructif assurément. Dans « Les bourses ou la vie ? » c’est toujours la même cible qui est visée. Le conte d’Hoffmann, Der Sandmann, auquel Freud a appliqué ses réflexions, est au cœur de l’affaire. La thèse freudienne est « que la crainte de perdre la vue est presque toujours le substitut de la crainte de la castration ». De l’œil au membre viril, il y un assez long chemin. Œdipe est convoqué, qui propose son explication logique : « [Je me suis] aveuglé pour ne plus rien voir ». Aller au-delà semble douteux. René Pommier rappelle au lecteur que Freud aurait tout de même bien fait de s’interroger sur cette réalité que les femmes, privées de phallus, « craignent autant que les hommes de devenir aveugles ».

Lorsque René Girard, dans Quand les choses commenceront, veut sauver la femme adultère, il se fonde sur le texte de l’Évangile de Jean. Les Pharisiens « les yeux injectés de sang », seraient dans l’urgence, les pierres dans leurs mains, prêtes à lapider la femme que Jésus ne veut pas condamner. Jésus évite leurs regards, il se penche et écrit dans le sable… René Girard, selon René Pommier, « est persuadé que le Christ n’a pu écrire qu’une seule chose : “À ma place, que ferait René Girard ?” Nous sommes entraînés dans une satire pleine d’esprit et de mordant. Pas plus que celles de Platon, les chevilles de René Girard ne sont épargnées. Un René Girard dont les spéculations sur la tradition de la lapidation demandent à être historiquement et rabbiniquement mieux étayées. Plaisante lecture critique, dont voici la conclusion : ni René Girard ni le Christ n’auront sauvé la femme adultère… « pour la seule et bonne raison qu’elle n’a jamais été vraiment en danger ». Nous laisserons aux amateurs d’Évangiles, aux exégètes et aux Pères de l’Église le soin d’en décider !

Ce qui compte avant tout chez René Pommier, c’est la quête intransigeante des vérités proposées par les textes, des mensonges et falsifications dont ils peuvent être l’occasion, et le rire, qui est non pas l’inverse du sérieux, mais son meilleur appui, en ce qu’il autorise à poursuivre la lecture sans ce profond ennui qui caractérise bien des essais et études d’intellectuels gourmés et « chercheurs » de notre temps.

Le même René Girard est assailli une fois de plus, car prétendant expliquer le Job de la Bible, selon son habituelle méthode, il ne prête l’oreille qu’aux textes et observations qui vont dans le sens de ses thèses. Job serait donc victime de « la contagion mimétique », d’un transmissible fanatisme de la condamnation. Pour en arriver à cette conclusion, il a fallu que René Girard laisse de côté « le prologue » de l’histoire du Job, et divers passages concernant l’affaire. Cela aura biaisé et même faussé son argumentation. En résulte-t-il que pour disserter aujourd’hui de ces choses très anciennes, il faille les retailler à notre mesure ? René Girard, encore lui, s’est aussi attaché au cas d’Œdipe. Notre auteur le reprend de bout en bout, et lui reproche de « ne soupçonne(r) jamais qu’il puisse y avoir des lecteurs assez impertinents pour se reporter aux textes afin de vérifier ses dires ». Deux façons de lire et de faire s’opposent donc frontalement. Dans son désir frénétique d’étonner son lecteur, l’assimilation que fait René Girard du mythe d’Œdipe à celui de Milomaki, de l’héritage des indiens Yahunas d’Amérique, peut passer pour surréaliste au sens courant aujourd’hui attribué à ce qualificatif.

Ce n’est pas terminé. Quelques plaisantes observations encore à propos du même R. Girard et de sa relation à Yahvé ; à propos aussi de ce fait indubitable qu’il aurait dû observer mieux et davantage les vaches qui, jusqu’à une date récente, broutaient encore dans nos prés.

Le plus délectable est pour la fin : René Pommier revient à Georges Molinié dont nous parlions aux premières lignes de ce compte-rendu. Il s’agit des organes génitaux des deux sexes, de la nudité, de la beauté et de la laideur… et aussi de William Blake, Léonard de Vinci, du peintre Courbet, de Cézanne, de Georges Bataille, Botticelli, Ingres, Kant, du Faune Barberini, de la statuaire grecque, etc. etc. Un exemple de la prose moliniéresque, et ce sera tout… ou le bouquet ! : « … le dispositif actanciel de la non-personne, qui radicalise l’extériorité de l’énonciation et en élimine toute mesure pathétique ou affective ; la sélection sémantico-lexicale de supports thématiques (les organes génitaux) et prédicatifs (la beauté) qui fonctionnent en l’occurrence par leur relation syntaxique en mono-sémantisme strictement dénotatif… », etc. etc. C’est assez dit la baleine ! M. Molinié a dû endormir des amphithéâtres entiers avec sa fausse-science ridicule, cette imposture de tréteaux de foire universitaire ! Malheureux étudiants liés à ce maître par une thèse en cours ! Laissons. René Pommier prononce la sentence : « Ce qui le rend unique, ce qui le rend vraiment inénarrable, c’est son jargon innommable ». Remercions-le de nous en préserver.

 

Michel Host

 

 

Biographie succincte : René Pommier fut en Khâgne, au Lycée du Parc, à Lyon, élève à l’ENS de la rue d’Ulm, docteur d’État, Maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne. Il a reçu en 1978 le Prix de la Critique de l’Académie française pour Assez décodé ! En 2007, le Prix Alfred Verdaguer de l’Institut de France pour l’ensemble de son œuvre. En 2008 le Prix Joseph Saillet de l’Académie des Sciences morales et politiques pour Sigmund est fou et Freud a tout faux.

Dernières publications : Études sur le Dom Juan de Molière (Eurédit, 2008). Études littéraires : Ronsard, Molière, Bossuet, Racine, Rousseau, Chateaubriand, Apollinaire (Eurédit 2009). René Girard, un allumé qui se prend pour un phare (Kimé, 2010). Explications littéraires V : Molière, Bossuet, Montesquieu (Eurédit, 2012). Thérèse d’Avila : très sainte ou cintrée ? Étude d’une folie très aboutie (Kimé, 2011). Rire et colère d’un incroyant (Kimé, 2012). Être girardien ou ne pas être. Shakespeare expliqué par René Girard (Kimé, 2013). Défense de Montesquieu. Sur une lecture absurde du chapitre De l’esclavage des nègres (Eurédit, 2014). Freud et Léonard de Vinci. Quand un déjanté décrypte un géant (Kimé, 2014). La Psychopathologie de la vie quotidienne. Quand Freud déménage du matin au soir (Kimé, 2015).

 

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005